Le retour d’Aimée

Aimée raffermit la prise sur sac et prit une grande inspiration. Elle y était presque. Elle se cuirassa, se préparant à affronter le grand vide laissé par les absentes… et la présence d’une autre. Elle pouvait y arriver. Elle pouvait le faire. Elle n’était plus une enfant. Elle saurait se montrer digne de sa grande sœur. Elle avança d’un bon pas, qui devint encore plus rapide lorsque lui parvinrent des pleurs et des cris.

Elle ouvrit la porte sur une vision d’horreur. Béatrice était assise par terre, attachée au bout d’une longe, par la taille, à une patte de la table. Son seul jouet avait été placé, ou avait roulé, hors de sa portée. Sa robe était souillée et, à l’odeur, elle avait fait ses besoins dans sa culotte. Son pauvre petit visage était rouge et strié de larmes. Dans la pièce régnait une odeur épouvantable. Il y avait des plats et de la vaisselle sales sur toutes les surfaces. Les restes avaient été laissés à pourrir. Des résidus alimentaires et d’autres saletés du quotidien, ou indéfinissables, souillaient le sol. Par tous les Dieux! Alice n’était partie que depuis quatre jours! Comment avait-elle pu mettre la maison dans un tel état!

Elle déposa son sac sur une chaise à peu près propre et se pressa de détacher sa nièce. Elle la prit dans ses bras.

– Mon pauvre petit cœur! Tante Aimée est là. Je vais prendre soin de toi.

La bambine se blottit contre elle. Les hurlements cessèrent remplacés par des pleurnicheries.

– Tatalice

Aimée soupira.

– Elle me manque à moi aussi, ma chérie. Que dirais-tu de m’aider à ranger mes choses? Ensuite, je te donnerai un bon bain et une petite collation. Aimerais-tu ça?

Béatrice hocha timidement la tête, en essuyant du revers de la main ses yeux rougis. La jeune femme reprit son sac et se dirigea vers la porte close de la chambre d’Alice, Catherine et Amélia. En l’ouvrant, elle poussa un second soupir, de soulagement cette fois. La fenêtre avait été fermée. Il y faisait très chaud et une légère odeur de renfermé commençait à s’installer, mais à ces détails près, elle était impeccable. Elle n’avait pas été touchée par la dégradation environnante. Elle semblait s’être figée dans le temps et attendre leur retour, tout comme elle.

Aimée alla mettre son sac sur le lit, puis embrassa la bambine sur le front et la posa par terre. Les petits bras s’agrippèrent, le petit menton tremblota. La jeune femme lui sourit, rassurante.

– Veux-tu voir ce qu’il y a dans mon sac?

La fillette acquiesça et trottina pour aller l’ouvrir elle-même. Sa tante s’agenouilla près d’elle. Ce serait plus long ainsi et l’état de la petite faisait pitié. Il lui tardait de la laver et de la changer. Cependant, elle ressentait aussi le besoin de s’installer avant de se mettre à la tâche et Béatrice avait surtout besoin d’attention et de réconfort. D’ailleurs, en tirant la première robe, froissée par sa petite menotte, elle lui offrit un sourire tremblotant.

Des bruits de pas déboulèrent l’escalier.

– Mais que se passe-t-il ici?

Une mère normale se serait inquiétée des pleurs de son bébé. Celle-ci se préoccupait de son silence. Navrant. Tranquillement, sans s’en soucier, Aimée rangea la robe dans la commode et continua à vider son bagage. Béatrice, surprise par l’éclat de voix, était tombée sur son derrière et suçait son pouce, les yeux grands écarquillés. La silhouette de Corine s’encadra sur le seuil de la pièce. Elle observa sa belle-sœur, médusée et vexée.

– Où est-ce que tu crois?

– Dans la maison de mon père.

– Ça n’excuse rien. Je ne sais pas pour qui tu te prends, mais…

– La maîtresse de maison, jusqu’au retour d’Alice.

Corine s’étouffa dans sa rage. C’était elle, elle, et personne d’autre, la maîtresse de cette maison! Cette petite impertinente ne perdait rien pour attendre. Elle lui apprendrait sa place. Elle redressa la tête, hautaine, et la toisa.

– Cesse de dire des niaiseries et va plutôt nettoyer. Puisque tu es là, et que tu prévois de t’imposer, rends-toi utile.

Aimée lui jeta un regard méprisant. Elle s’accroupit près de Béatrice et, après une douce caresse, mit ses mains sur oreilles.

– Es-tu sourde, en plus de n’être qu’une misérable vermine bonne à rien? Je ne suis pas ta servante et je ne le serai jamais! Ne t’attends pas à me donner des ordres. Tu n’es rien. Si ce n’était que de toi, je te laissais croupir dans ta crasse! Mais mon frère et mon père ne méritent pas de vivre dans une telle porcherie. Déjà qu’ils se tourmentent pour Alice, Catherine et surtout Amélia, et tout ça par ta faute! Connaissant Thomas, il doit même se sentir responsable de ton infamie. Le pauvre… Dégage! Retourne dans ta chambre ou va-t’en, je m’en moque, mais ne te mets pas sur mon chemin.

Elle retira ses mains, s’efforça de sourire à l’enfant pour la rassurer et après lui avoir donné un autre petit baiser, termina ce qu’elle avait commencé.

Corine était blême de fureur. Ça ne se passerait pas ainsi! Cette pimbêche verrait quand les hommes rentreraient des champs. D’accord, ils la battaient froid ces jours-ci… Mais son époux ne la laisserait pas se faire humilier de la sorte. Il saurait faire entendre raison à sa sœur. Elle y croyait. Elle voulait y croire.

Il était presque l’heure du dîner lorsque Thomas revint avec son père et ses enfants. Ils n’avaient aucune hâte de rentrer, si ce n’était à la pensée de Béatrice. Il ne pouvait l’amener avec lui et ça lui faisait mal au cœur. Jamais avant cela n’avait-il craint pour ses enfants sous son propre toit. Sa mère aurait-elle su prendre soin d’elle, un minimum, ces dernières heures? Il fut surpris et ravi d’entendre son rire en poussant la porte. La maison était propre et aérée. Une bonne odeur de pain frais et de soupe avait remplacé la puanteur des déchets. La table était mise, prête pour le repas. Il retint ses larmes en se précipitant vers sa petite sœur pour l’enlacer.

– Merci… merci…

Corine se tint coite. Elle baissa la tête et se renfonça dans la chaise à bascule. Thomas n’avait eu aucun regard pour elle. Son beau-père, qui accueillait chaleureusement sa fille, pas davantage. Elle avait perdu. C’était blessant, mais il fallait le reconnaître. Dans cette demeure, elle n’était plus rien.


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