Après l’ambition et la fortune, l’amour

Assise dans le salon, les mains sagement croisées sur ses genoux, la jeune fille soupira. Le regard perdu par la fenêtre, elle ne prêtait pas réellement attention au paysage. La grande demeure était calme, trop calme. Depuis que la rumeur de la faillite paternelle s’était avérée, ils ne recevaient plus guère de visiteurs. Ses amies étaient trop accaparées par leurs diverses activités pour venir la voir ou même la convier à prendre le thé. Ses connaissances la fuyaient pire encore et c’en était fini du flot ininterrompu de soupirants. Dans ces conditions, elle s’était réjouie lorsque ses deux sœurs aînées s’étaient fait annoncer pour le début de l’après-midi.

Maintenant, elle ne savait plus. Elles ne cessaient de pérorer. Les ragots, anodins ou mesquins, étaient plus amusants quand son nom n’apparaissait pas sur certaines lèvres. En réalité, elle les enviait. Elles avaient eu le loisir d’épouser un bon parti avant que tout ne s’effondrât. Que lui resterait-il à elle?

-… Corine!

Elle sursautant en entendant prononcer son prénom et reporta son attention sur ses sœurs.

– Oui?

Mirabelle cacha gracieusement son rire discret derrière le bout de ces doigts. Combien d’heures avait-elle passées devant la glace à parfaire cette mimique? Depuis, elle lui venait avec autant de facilité que d’insincérité dès que l’occasion s’y prêtait. Corine lui répondit d’un sourire calme tout autant composé.

– Je disais : « Pauvre Corine! » N’as-tu pas entendu la nouvelle? Gaëtan Therrot s’est fiancé. Je suis curieuse de savoir depuis quand il préparait sa demande. Enfin, cela explique sa soudaine désertion après t’avoir fait une cour si assidue. C’est dommage. Il était charmant.

– Il a un trop long nez. Je craignais de l’avoir dans l’œil s’il m’embrassait.

Malheureusement, il avait une bourse aussi impressionnante que ledit appendice. L’histoire le voulait originaire d’un petit village non loin. Il aurait rendu quelques services à un seigneur ou à un homme fortuné, les versions divergeaient, qui l’aurait comblé de ses faveurs. Fort de ce petit pécule ainsi obtenu, il l’aurait fait fructifier de bien heureuse manière. Vérité ou mensonge, le fait était qu’il cherchait aujourd’hui à s’unir à une vieille famille bourgeoise bien renommée pour faire oublier son ascendance douteuse. De toutes évidences, les récents déboires de la sienne l’avaient disqualifiée.

Un léger raclement de gorge interrompit cette « passionnante » discussion.

– Veuillez me pardonner, mademoiselle, mesdames, monsieur Thomas Gadelle demande à voir mademoiselle Corine.

– Quoi? Comment cet arrogant ose-t-il encore se montrer ici? Qu’espère-t-il, à la fin?

– Je me le demande! Je ne comprends pas pourquoi père n’a pas fait fermer sa porte à ce vulgaire paysan.

– Notre chère mère ne laissera assurément pas une situation si scandaleuse s’éterniser. À moins… Lui aurais-tu offert de quoi espérer, petite sotte?

Mirabelle délaissa sa cadette pour se tourner vers sa benjamine. Elle haussa un sourcil, intriguée par la soudaine pâleur et les yeux écarquillés de celle-ci. Si leurs parents n’avaient rien entrepris pour interdire leur demeure au jeune homme, c’était peut-être en partie parce qu’il n’y avait plus qu’une vieille folle pour accueillir les visiteurs. La vieille en question, après avoir délivré son message, avait réalisé qu’elle aurait dû aussi, voire d’abord, aviser la maîtresse de maison. En filant corriger sa faute, elle avait dévoilé Thomas, sur le seuil de la pièce. À son arrivée, elle lui avait tout bonnement fait signe de la suivre! Rendue muette de stupéfaction, Corine n’avait su répondre aux horreurs lancées joyeusement par ses sœurs. Il la fixa quelques secondes, puis s’en alla. Spontanément, la jeune fille se leva et se précipita à suite, sans se soucier de la réprobation sororale. Elle le rattrapa dans le hall.

– Attendez!

Thomas obéit, s’approcha d’elle et plongea son regard dans le sien.

– Souhaitez-vous me voir partir?

Il ne se mit pas en colère, ni n’exigea de réparation. Seule son opinion lui importait et la réponse à cette question ne sera pas insignifiante. Le voulait-elle? Que voulait-elle? Pour satisfaire les ambitions qu’elle nourrissait depuis sa plus tendre enfance, elle s’était interdit de penser à lui. Elle lui avait tenu la dragée haute. Mais il était là, il était toujours là, réservé et constant. Pour préserver ses rêves de fortune et l’espoir de son père d’ainsi se sauver la mise, elle avait tenté d’ignorer son cœur battant toujours plus fort en sa présence. Plus personne ne se bousculait à sa porte. Il n’y avait plus rien. Thomas était un bon parti, enfin… pour un paysan. Elle s’en moquait. Dans ses beaux yeux verts il y avait une telle patience, une telle tendresse, une telle chaleur. Elle ne voulait plus écouter sa raison ou le devoir, ils ne l’avaient mené nulle part! Elle laissa parler son cœur.

– Non.

Lentement, lui laissant tout le temps pour le repousser, Thomas prit son visage entre ses mains et l’embrassa.


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