Prologue
Nos rêves nous poussent, nous transportent, nous exaltent. Ils nous font avancer quand plus rien n’y arrive. Ils nous retiennent, nous exhortent à la prudence ou au contraire, nous font courir tous les risques. Du plus petit espoir, tel que faire sourire une personne aimée, au grand projet d’une vie, ils sont l’un des principaux moteurs de notre existence. Et lorsqu’ils se brisent, tout s’effondre avec eux.
Il est difficile d’y renoncer, par choix ou par obligation. Songer à ce qui ne sera plus, ce qui ne sera pas partagé, est douloureux, affreusement douloureux… presque autant que la perte d’un être cher.
À deux reprises, j’avais vu tout s’écrouler autour de moi. Je ne prétends pas être meilleure ou plus vaillante qu’une autre. J’avais été perdue, abattue. Pendant un moment, j’avais tout vu en noir, tout remesuré à l’aune de mon malheur. Mais, je ne m’y étais pas complu. J’avais trouvé la force de me redresser. Je m’étais accrochée. J’avais saisi une étincelle et l’avais fait flamber pour illuminer ma vie de nouveau. Je m’étais relevée et rebâtie.
Cette fois, je ne sais plus. Je n’ai plus ni volonté, ni courage. Tout me semble vain et illusoire. Tout a un goût de cendre. Mes rêves ne sont plus que de la poussière s’écoulant entre mes doigts. Je n’arrive plus à en attraper un seul, ou simplement une miette, pour m’y retenir. Je n’ai plus rien. Je ne veux plus rien. Comment pourrais-je m’en remettre? Pourrais-je refaire ma vie? En ai-je seulement envie…
Chapitre 1
Six semaines s’étaient écoulées depuis que… Non. Dire que ma vie avait basculé aurait été trop facile et inexact. J’avais seulement ouvert les yeux sur qui j’étais. Sur ce que les décisions d’une reine, de rois et mes propres choix avaient fait de moi. La foudre n’avait pas frappé. Ce n’était ni un accident ni une injustice flagrante. Ce n’était que le cours de mon existence dont les prémices avaient été écrites des siècles plus tôt. Le voile de l’ignorance s’était déchiré. Je ne pouvais plus m’aveugler, nier.
Nous étions partis à quatre, équipés d’une carriole et d’un cheval. Il nous avait fallu environ deux semaines pour rejoindre la capitale. Faire le retour à quarante-huit, avec le seul même attelage, avait pris beaucoup plus de temps. Amélia avait fait preuve de courage, mais subissait les effets de son séjour au cachot. Pour elle, il n’avait pas été question de marcher, du tout. Le temps de finir de me remettre de la faiblesse liée à ma blessure et de soigner celles des réfugiées, cela avait été mon cas à moi aussi. Quant aux autres, ils avaient dû se contenter d’un peu de répit, entassés à nos côtés, à tour de rôle.
Par soucis de discrétion, nous avions évité la civilisation. Nous nous étions nourris de ce que nous avions trouvé en forêt. La nature avait été généreuse avec nous. Nous n’avions pas trop eu à souffrir de la faim, du froid ou des intempéries. Le long voyage s’était déroulé sans incident majeur… si ce n’avait été en moi.
J’avais fait un rêve, des rêves. Je m’étais vue marchant vers Paul au temple pour l’épouser. Je nous avais imaginés dans notre maison. Il aurait créé un jardin pour moi. Nos enfants y auraient joué. Tels des songes au cœur de la nuit, tout cela n’aurait été que chimères se dissipant au réveil. Ce n’était pas pour moi. Ce ne l’était plus. Désormais, apprenant d’où je venais et où j’allais, les prêtres refuseraient de nous marier. Et si d’aventure ils acceptaient, de telles épousailles seraient d’une incroyable hypocrisie. Comment fonder une union sur de pareilles bases? J’étais condamnée à vivre au Sanctuaire, ces ruines maudites pour les habitants de Grimstone. Nulle part ailleurs les fugitives ne seraient en sécurité. Cependant, sans moi, toutes les portes ne s’ouvriraient pas et leur protection rimerait avec prison. Une cage dorée n’en était pas moins une cage.
Au fil des jours, je m’étais isolée et renfermée sur moi-même. Un gouffre avait semblé se creuser entre Paul et moi. J’avais réfléchi et tourné la question dans tous les sens. Le même constat s’était imposé encore et encore. Ma voie était tracée. Elle l’avait été dès l’instant où j’avais bu l’eau de la source. Il ne me restait que très peu d’options et la plus sage aurait été de rendre sa liberté à mon fiancé. À cette pensée, mon cœur s’était déchiré et j’avais presque regretté de ne pas avoir laissé la flèche me tuer. Paul était parvenu à une conclusion similaire, alors il m’avait évitée. Il avait refusé de m’entendre dire que c’était terminé.
Peu avant notre arrivée, j’avais cessé de repousser l’inévitable et demandé à lui parler en privé. Il m’avait suivie tel un condamné à mort. Les larmes aux yeux, j’avais commencé par lui exposer ce que nous savions tous les deux. Le voir esquisser un geste en ma direction pour me consoler et l’interrompre avait été mon coup de grâce. J’aurais dû le laisser partir, mais je n’avais pas pu. J’avais eu cette idée, indécente et scandaleuse. Le mariage avait bien dû exister sous une forme ou un autre en Oealys! Serait-il d’accord pour m’épouser sous le culte de la Déesse plutôt que celui des Dieux? L’arming serait bientôt au Sanctuaire. Il chercherait dans ma bibliothèque comment procéder. En attendant, il pourrait… demeurer avec moi… S’engager envers moi était son vœu le plus cher, peu lui importait la manière. Si la première partie lui avait donc plu, la seconde lui avait tiré une grimace de dépit. Il s’était vu relégué dans l’une des chambres du dortoir, m’avoir si près de lui et lui être inaccessible. En le fixant dans les yeux, j’avais secoué doucement la tête. Avec surprise, il avait visualisé l’une des chambres de la partie réservée à la famille royale. J’avais de nouveau décliné. Il avait fait un pas vers moi. Ébahi et incrédule, il avait songé à nous, allongés sur le grand lit de la reine. Cette fois, j’avais acquiescé, craintive. J’avais redouté de me faire rejeter, de perdre son estime et j’avais espéré… tant espéré.
Ses lèvres s’étaient posées sur les miennes. Il m’avait embrassée amoureusement, passionnément, désespérément. Je m’étais retrouvée allongée sous lui sans savoir comment. Puis, tout s’était arrêté. Il m’avait regardée fixement.
– Est-ce bien ce que tu souhaites?
– Oui…
Oui! Oh oui! Être avec lui, dans ses bras, je ne voulais que cela. Il n’avait plus posé de questions. Il m’avait fait l’amour, là. Comme ma mère avant moi, une forêt avait entendu mes promesses d’affection éternelle. Les Dieux et la Déesse l’avaient compris, j’en étais convaincue. Nous nous étions unis aussi sûrement que nous le referions lors d’une cérémonie.
Je n’avais plus vu que le champ de ruines de mes rêves. J’avais cherché une échappatoire. Lui m’avait fait remarquer qu’il avait eu peur de perdre le plus beau, le plus précieux de tous, le seul intact. C’était nous, notre amour. À partir de lui, nous pourrions tout rebâtir.
Nous étions revenus auprès des autres, main dans la main. Amélia s’était réjouie d’apprendre que Paul vivrait avec nous. Maman m’avait comprise et l’avait accepté avec un sourire. Oncle Robert, lui… Il avait pourtant appris à apprécier mon amant. Ils étaient presque devenus de bons amis. Ça avait été oublié, il avait voulu lui arracher les yeux. Je m’étais mise en colère.
– À quoi ai-je droit, moi? Que suis-je, oncle Robert? Une vulgaire clé? Suis-je vouée à protéger la vie d’autrui sans en avoir une qui me soit propre? Tu es si impatient de retrouver Marie-Jeanne. Pourquoi moi ne pourrais-je plus aimer? Pourquoi devrais-je être seule pour le restant de mes jours?
Il avait soupiré.
– Je n’ai pas dit cela…
En effet, il ne l’avait pas dit, ni même pensé. Mon ire ne lui était pas directement adressée. J’avais vomi le poison m’ayant rongée. Celui-là même qui m’avait poussée dans mes derniers retranchements. Je l’avais obligé à faire face à la réalité, ma réalité. Il avait désiré me voir heureuse, rien d’autre. Selon les règles établies, ce n’était plus guère possible. J’étais passée au-delà des conventions sociales. Si je ne voulais pas perdre ce qui m’était le plus cher, je devais créer mes propres règles. Il l’avait admis et depuis lors me soutenait.
À proximité de Grimstone, nous nous étions séparés. Je n’avais pas songé possible de dissimuler la présence des fugitives au Sanctuaire, ni utile d’ailleurs. Toutefois, considérant la réputation de mon domaine, il ne m’avait pas semblé judicieux d’exhiber la troupe débraillée, sale et épuisée. Nous allions contourner la ville par le nord avant de nous enfoncer dans la forêt. Là où la carriole ne pourrait nous suivre. Oncle Robert se chargerait de raccompagner Paul, Margot et Justine chez eux. Puis, après avoir prévenu oncle Bertrand, Marie-Jeanne et tante Désirée de notre retour, notre famille se réunirait chez grand-père.
Rouvrir les portes du Sanctuaire, le voir s’animer des vies que j’y avais introduites, avait été… perturbant. Comme si la prophétie avait été une entité prenant vie et se moquant de mon bon ou mauvais vouloir. J’avais eu le cœur serré en pénétrant dans le jardin, si beau, si paisible. Il aurait dû pouvoir demeurer intime, privé. Mes moments passés en ce lieu, tous les souvenirs y étant liés seraient immanquablement dilués. J’avais senti une brèche se former dans mon jardin secret, au propre comme au figuré.
Mon trouble était passé inaperçu. Mes nouvelles pensionnaires avaient été trop surprises par l’endroit pour le remarquer. Après avoir connu les geôles du château d’Arane et la vie à la dure sur la route, le découvrir si merveilleux, magique, dans un coin perdu où on ne se serait attendu à rien, était incroyable.
Maman et moi le leur avions fait visiter. Nous leur avions montré où elles pourraient se laver, se reposer, se nourrir et où trouver les vivres. Puis, nous leur avions signalé quelques particularités intéressantes et les pièges à éviter, notamment l’espace entre les deux sceaux à l’étage… d’où j’avais dû sortir une Carolane légèrement hystérique ne m’ayant pas crue.
Chez grand-père, tous nous avaient attendues avec impatience. Oncle Robert les avait fait languir, refusant de raconter la moindre parcelle de notre voyage, sans nous. Revisités par Amélia, les récents événements avaient pris une tournure épique et rocambolesque. Les pires drames nous avaient fait rire. Ou peut-être avait-ce été de se retrouver là, contre tout espoir, réunis, sains et saufs.
Nous en étions venus aux anecdotes sur notre retour, lorsque je m’étais levée brusquement et étais sortie. En m’apercevant, Paul avait cessé de ruminer ses pensées furieuses. Il s’était débarrassé de son sac et s’était jeté sur moi pour m’embrasser comme si sa vie en avait dépendu. Il n’aurait pas dû être là. Il avait été prévu qu’il nous rejoindrait à la tombée de la nuit au Sanctuaire. Mais, ça ne s’était pas bien passé chez ses parents. Si, par le passé, sa vie privée leur avait souvent causé du souci, son parcours professionnel sans faute les avait réconfortés. J’avais tout gâché. Eux aussi avaient rêvé et la chute avait été rude. Je n’allais plus me cacher. Je n’avais plus à le faire. Paul leur avait donc tout raconté à mon sujet, ou presque. De l’adorable et providentielle fiancée j’étais devenue l’horrible sorcière qui allait détruire l’avenir de leur fils. Ils avaient tenté de le ramener à la raison, l’avaient supplié de m’abandonner. Ils l’avaient exhorté à se rendre à Redoussa arranger les choses avec son maître, le lui avait ordonné. Sa formation était en jeu. Toutes ces années de travail seraient réduites à néant, si près du but, s’il ne faisait rien. En désespoir de cause, ils avaient menacé de le chasser et de le renier. Paul avait claqué la porte et était parti. Il m’avait choisie, encore une fois.
Je n’avais su que dire. Une part de moi avait eu envie de le convaincre de se rétracter. Il ne pouvait pas se brouiller ainsi avec les siens et risquer de tout perdre à cause de moi! Une seconde part, beaucoup plus égoïste, n’avait plus pu supporter l’idée de le quitter. Une petite voix me persuadant qu’il aurait été furieux si j’avais seulement fait semblant de le suggérer en était issue. Je m’étais donc tue, si ce n’avait été pour l’inviter à entrer. Refusant de me lâcher, il s’était assis en me blottissant sur ses genoux et en défiant quiconque de m’arracher à ses bras. Oncle Bertrand avait vu rouge, mais oncle Robert était intervenu.
– Du calme, laisse-les s’expliquer.
Puis, il m’avait fait un petit clin d’œil amusé. À ce jeu, il avait déjà donné. Cette fois, il allait jouir du spectacle. J’avais pris une grande inspiration avant de faire part de notre décision et de la justifier. Oncle Bertrand s’était mis à hurler. Tante Désirée aurait bien protesté, mais s’en prendre à son frère avait été plus alléchant. Oncle Thomas avait pesé ses mots pour objecter. Aimée avait tergiversé entre être scandalisée et jalouse. Maman avait attendu qu’ils se soient tous exprimés. Et grand-père m’avait fixée. Il avait songé à sa femme et à sa fille aînée. Deux blessures ne s’étant jamais complètement cicatrisées et qui, en apprenant l’absurdité de l’Inquisition, s’étaient rouvertes. Il les avait perdues… Et pourquoi? C’était sa faute. J’avais tristement secoué la tête. Si, il en était responsable. Il avait craint les conséquences si le comportement de Victoria devait déteindre sur Claire. Il avait cru… il avait sincèrement cru au bien-fondé de l’Inquisition. La voir préparer cette potion dans la cuisine lui avait fait perdre tout jugement. Il avait oublié qui elle était, comment elle était. Il avait eu peur. Peur d’avoir hébergé le mal. Peur pour sa femme et sa famille. Il avait brisé le cœur de Claire et l’avait privée des soins dont elle avait besoin. S’il avait réfléchi, s’il avait été plus fort, combien d’années supplémentaires aurait-il pu la garder? Aimée aurait connu sa mère…
– Et moi, je n’existerais pas.
J’avais murmuré tout doucement, si bas que, couvert par la dispute de mes oncles et tantes, il avait lu sur mes lèvres plus qu’il n’avait entendu.
Et moi, je n’existerais pas. Mais j’étais là et il ne referait pas les mêmes erreurs. S’il avait écouté ma mère, s’il n’avait pas été aussi borné, il aurait pu la protéger.
– Pas de lui…
Il avait soupiré à cet autre murmure. En effet… peut-être pas du duc de Balec. Peut-être avait-ce été une bonne chose de la cacher. Ce qui n’excusait pas tout. Il avait coupé tous les ponts avec elle, lui avait reproché son inconséquence. Il l’avait perdue bien avant sa mort. Quelque part au fond de lui, il avait toujours pensé la revoir un jour et pouvoir se réconcilier. C’était impardonnable. Elle aurait dû se sentir soutenue. Elle aurait dû savoir qu’il serait toujours là pour elle, pour nous. Il ne l’avait jamais revue. Il ne laisserait pas des on-dit et de possibles ragots lui enlever un autre être cher.
– Grand-père…
« Victoria serait très fière de toi. »
Il s’était détourné de moi pour dévisager Paul.
– Je te confie ma petite-fille. Prends-en bien soin.
Ses mots avaient retenti créant un silence assourdissant. Ils n’avaient pas eu le temps de finir de se disputer, de faire preuve de sagesse ou de se moquer. Maman n’avait pas eu celui de les faire taire pour imposer son avis que son père appuierait. Il avait coupé court à toute discussion d’une manière si inhabituelle qu’ils étaient tous restés muets et ahuris. J’avais éclaté de rire.
Après cela, la discussion avait repris sur un ton plus léger. Paul s’était détendu. Il avait trouvé auprès de nous la compréhension qu’il aurait espérée de ses parents. Désormais, il était des nôtres.
Au moment de vider notre chambre, d’emballer nos affaires, j’avais eu un pincement au cœur. J’avais eu beau me dire que je n’y serais pas revenue, que si tout s’était déroulé comme nous l’avions escompté, j’aurais épousé Paul en ce jour et serais partie avec lui, rien n’y avait fait. J’avais été heureuse dans cette maison. J’avais eu du mal à laisser cette partie de ma vie derrière moi. J’avais pourtant dû continuer à avancer.
Pour retourner au Sanctuaire, Amélia avait refusé de grimper dans sa carriole avec les bagages. Elle avait insisté pour user du même moyen de transport qu’à l’aller. Autrement dit, je l’avais soulevée avec mon don tout en faisant semblant de la porter sur mon dos. Une illusion extrêmement imparfaite. Ne sentant pas son poids, j’avais marché beaucoup trop droite et elle n’avait pas cessé de danser et de gigoter. Aucun doute à avoir, si j’avais dû compter sur ma seule force, je n’aurais pas pu faire trois pas. Elle avait trouvé cela d’autant plus drôle.
Aux abords de notre destination, j’avais perçu les pensées d’une personne dissimulée dans l’ombre de la forêt. Après avoir déposé ma sœur à la porte et leur avoir demandé s’ils pouvaient se charger seuls de nos sacs, je m’étais dirigée vers elle. En me voyant approcher, Justine s’était redressée et m’avait dévisagée avec hargne et mépris. Cette dernière semaine, elle avait été impatiente. Elle s’était fait une joie de rentrer chez elle. Elle s’était imaginé un millier de fois ces retrouvailles. Son frère et sa sœur lui avaient manqué. Elle s’était même ennuyée de l’arrogance de son aîné. Elle avait rêvé de retrouver la force de son père et la tendresse de sa mère. Elle avait couru leur faire la surprise. Elle l’avait pensé bonne… Ils avaient fait son deuil le jour de son départ. Pour eux, que l’Inquisition l’ait amenée avait été une preuve de sa culpabilité. Ils s’étaient permis de la pleurer, quelques heures, puis ils avaient repris leurs activités. C’était préférable ainsi. Le déshonneur d’être apparenté à une sorcière serait lavé par sa mort. Pour ne pas être éclaboussés, ils l’avaient désavouée. Son retour avait donc été à peu près tout sauf une bonne nouvelle. Ils avaient été effarés. Ils l’avaient chassée comme si elle avait été le mal incarné. En pleurs, elle avait insisté. Elle n’avait pas compris comment et pourquoi ils avaient pu la traiter ainsi. Ils s’étaient montrés inflexibles. Ils ne voulaient plus d’elle. Ils ne voulaient plus avoir aucun lien avec elle. Elle n’était plus leur fille.
Elle avait erré. Elle n’avait plus su où aller. Toutes les portes lui étaient ou lui seraient fermées. Ses parents s’en assureraient. Ils le lui avaient affirmé. En désespoir de cause, elle avait pris la direction du Sanctuaire. Elle l’avait détesté sans l’avoir jamais vu. J’avais eu beau dire, il était maudit. Jamais elle n’avait envisagé d’être réduite à y habiter. Ne sachant pas précisément où il était situé, elle s’était perdue. Elle avait passé un certain temps à tourner en rond et à s’apitoyer sur son sort. Ses parents étaient si aimants, comment avaient-ils pu en arriver là? Elle avait fini par trouver la réponse. C’était ma faute. Tout était ma faute. S’était-elle souvenue que je lui avais sauvé la vie? Y accordait-elle encore la moindre importance? Je n’en avais aucune idée et c’était secondaire. Elle s’était fait son opinion sur ma culpabilité. Si je n’étais pas venue au monde, si « je » n’avais pas été une « sorcière », elle n’en serait pas là.
J’avais soupiré. Elle avait considéré comme son dû de vivre au Sanctuaire, sans trouver le courage d’y entrer. Selon elle, j’avais le devoir de la protéger et elle aurait souhaité me faire disparaître. Elle avait imploré mon aide et m’avait défiée de la lui refuser, d’oser lui poser des conditions ou de tenter de la soumettre à mon autorité. Le tout sans ouvrir la bouche. Elle avait refusé de s’abaisser à desserrer les dents pour m’adresser la parole.
– Viens, il reste de la soupe sur le feu.
Sur ces mots, je l’avais conduite à l’intérieur et lui avais indiqué où aller. Elle s’y était fait chaleureusement accueillir. Certaines avaient saisi l’occasion pour s’extasier de leurs découvertes et lui transmettre les informations utiles à son installation par la même occasion.
À l’étage, Paul m’avait attendue, adossé au mur, les bras croisés, près des appartements de la reine… mes appartements. La porte était fermée, ça m’était sorti de l’esprit.
– Pas très pratique ce sceau…
Il m’avait souri et enlacée avant de répondre.
– Ça dépend du point de vue…
En effet, s’il ne pouvait l’ouvrir, les autres n’y parviendraient pas davantage. Une fois que nous aurions refermé derrière nous, nous serions seuls et personne ne serait en mesure de nous déranger. Nous pourrions profiter pleinement de cette soirée, de cette nuit, ensemble.
L’amertume de Justine s’était répandue au fil des heures. Au matin, hier matin, c’était devenu flagrant. Elle avait su faire naître et alimenter un profond malaise. À Arane, tout s’était déroulé si vite. Qui aurait su prévoir ma venue et ce que j’allais y faire?! Un instant elles étaient prisonnières avec guère d’autres perspectives que la torture et la mort et une heure plus tard, elles étaient libres. Elles étaient demeurées un long moment hébétées. Puis, en chemin, elles avaient pris conscience de comment je m’y étais prise et leur abrutissement s’était mué en crainte. Elles avaient eu peur de moi, peur de ce dont j’étais capable. Si ce n’avait été d’un certain respect résultant de la reconnaissance d’avoir eu la vie sauve, peut-être m’auraient-elles toutes fuie. En me côtoyant, elles s’étaient rassérénées. Suffisamment pour fournir à l’aigreur d’une sur son sort un terreau fertile où elle avait pu croître. En ma présence, les conversations se taisaient et la tension était palpable.
Après le petit-déjeuner, je… Je pourrais toujours prétendre avoir eu l’esprit pragmatique et avoir voulu me rendre utile, toutefois, si je voulais être honnête, je m’étais enfuie. L’excuse avait été bonne. Après un bon bain, les haillons crasseux étaient devenus insupportables. Leur proposer d’utiliser les robes des prêtresses aurait été une perte de temps. Elles avaient déjà commencé la veille à vider les chambres dont elles auraient l’usage de tout ce qui aurait pu, de près ou de loin, avoir un lien avec la religion de l’antique Oealys. Elles me l’avaient associée, en bien et mal. Elles portaient autant de déférence que de répugnance envers les robes blanches, même si elles dénotaient un rang inférieur à la mienne. Bref, j’étais descendue aux réserves pour trouver et remonter du tissu et le matériel nécessaire à la couture. Je les leur avais laissés et m’étais éclipsée. Je m’étais faite discrète. J’avais préparé la potion d’Amélia à l’abri des regards, puis avais passé un peu de temps en sa compagnie.
Je culpabilisais. Sans moi, elle n’aurait pas eu à subir tout cela. Elle avait eu de la chance d’y survivre. Évidemment, elle ne voyait pas les choses ainsi. Elle m’avait protégée. Elle avait vu du pays, fait un voyage. Elle en était fière! Elle rejetait tous les aspects négatifs, la prison, la peur, l’angoisse. Elle omettait volontairement de préciser pourquoi elle n’avait pas subi la question. Elle avait été malade, souvent. Elle n’avait pas été suffisamment en forme pour être torturée. Et j’aurais dû m’en réjouir! Quoiqu’elle en dît, les privations et les épreuves se faisaient sentir. Elle avait dû se résoudre à garder le lit. Nous avions beau avoir fait de notre mieux pour l’épargner, voyager était épuisant et elle avait grand besoin de soin et de repos. Lorsqu’elle s’était endormie, j’étais allée retrouver Paul.
Aujourd’hui, je m’étais levée avec l’angoisse me tordant les entrailles. Six semaines. Six semaines s’étaient écoulées depuis qu’ils m’avaient révélé ce que j’aurais préféré ignorer, depuis que je leur avais ordonné d’être présents à ce rendez-vous. Je l’avais regretté, amèrement. Je n’avais pas réfléchi en prononçant les mots. Par la suite, ça m’avait semblé juste. Cependant, à l’approche de l’heure fatidique… J’avais peur. Non pas de les revoir, bien au contraire. Ni de la confrontation. J’avais peur qu’ils ne vinssent pas. Eux pouvaient peut-être encore douter, moi pas. Après tout ce que j’avais vu ici, j’en avais la certitude. S’ils tentaient de me désobéir leur pendentif serait le garant de leur serment. S’ils ne venaient pas, j’aurais leur mort sur la conscience. Comme si je n’avais pas déjà assez de sang sur les mains!
J’avais pris un long bain, sans m’apaiser. Ma robe et mes attributs royaux m’avaient semblé de circonstance. Toutefois, enfiler ce déguisement m’avait fait me crisper davantage. J’avais grignoté du bout des dents avant de retourner m’enfermer dans mes appartements y tourner en rond tel un fauve en cage. J’avais attendu et attendu… Et s’ils avaient décidé de s’opposer à moi… Et s’ils avaient changé d’idée en cours de route… Et s’ils avaient été retardés… Et s’ils avaient flâné dans l’espoir de découvrir une échappatoire… Et si, et si, et si… J’en devenais folle à m’agiter en faisant mille et une suppositions.
Puis soudain, j’avais perçu leurs pensées, au loin dans la forêt. Un énorme poids s’était retiré de mes épaules. Je m’étais permis un petit rire nerveux avant de m’élancer. J’avais traversé le Sanctuaire à la course pour aller les attendre sur les ruines du parvis, où seule la statue de la Déesse demeurait passablement intacte.
Enfin, je respirais. Je fermai les yeux et offris mon visage à la douceur lumineuse du chaud soleil de septembre. Je me laissai enivrer par les parfums de la forêt autour de nous. Ils arrivaient. Nous avions réussi. Nous avions réalisé l’impensable. Nous nous étions dressés face au roi et à l’Inquisition et nous étions encore tous là pour en parler! Qu’importaient vraiment les heurts, les malentendus, les regrets, les rancœurs, les malaises ou les sacrifices? Ce n’était que de légers contretemps, un désagrément passager. Nous allions apprendre à nous connaître, à vivre ensemble. Tout s’arrangerait. Tout irait bien désormais.
Chapitre 2
J’ouvris les yeux au moment où ils quittaient l’ombre boisée. L’arming maugréait sur l’inutilité de ce voyage, prenant à témoin son apprenti résigné. Vêtus d’habits de bonne qualité, sans luxe ostentatoire, mais quelque peu poussiéreux, ils étaient tels que dans mes souvenirs. Quoique mes réflexions, a posteriori, m’eussent fourni une estimation plus juste de leur âge. Le cadet devait avoir près de quarante ans. Ses boucles brunes, son visage jovial et ses yeux marron me l’avaient fait paraître plus jeune. Je lui avais donné dans la trentaine lors de notre rencontre. Son maître, d’une vingtaine d’années son aîné, grisonnait, le front dégarni. Sa moustache et sa barbiche en pointe n’étaient plus taillées avec autant de soin.
– Bonjour.
Si l’apprenti me sourit, heureux de me voir, l’arming s’étrangla avec ses plaintes. Il me dévisagea, ahuri, puis se renfrogna. Avais-je imaginé cette brève lueur de soulagement dans son regard?
– Vous êtes en vie…
– Navrée de vous décevoir.
– Je vous pardonne! Et si, à votre tour, vous voulez bien nous excuser, nous avons à faire.
Il marmonna la suite pour lui-même.
– Chercher où et de quoi nous allons vivre à l’avenir, par exemple…
Avant même d’avoir fini sa phrase, il avait tourné les talons et se dirigeait vers la forêt. Il s’était détourné autant pour marquer ses propos que pour s’arracher à la vision du Sanctuaire. Mythique et invraisemblable fragment d’un passé révolu, il n’était plus censé exister. Il aurait tant aimé l’explorer, si mon existence ne l’avait teinté d’une telle amertume.
– Un instant! Suivez-moi. J’ai une tâche à vous confier et un ou deux services à vous demander.
Le vieil homme s’immobilisa. Il en avait assez de moi et de mes exigences. Ne pouvais-je le laisser en paix? Devait-il se taire ou protester? Et s’il plaidait sa cause, comment devrait-il procéder pour que cela ne se retournât pas contre lui? Il cessa de tergiverser en réalisant que non seulement je ne m’étais pas soucié de ses états d’âme, mais que son élève m’avait obéi. Son orgueil ne lui permettant pas d’être à la traîne d’un subordonné, il se hâta de nous rejoindre et de le devancer.
Étonnamment, cela n’avait pas amélioré son humeur. Silencieux, il s’égarait dans des réflexions dangereuses. Comment savoir si mes propos étaient des invitations, des souhaits ou des ordres? À quel moment devait-il m’obéir aveuglément ou pouvait-il me défier? La menace du pendentif était-elle réelle? Le sceau n’avait-il pas pu faiblir avec le temps? Et si ce n’avait été qu’une mascarade pour réduire les armings à la servitude?! Aucun n’avait jamais péri de la sorte! La peur avait été efficace. Son questionnement me déplaisait. Une part n’était hélas pas sans fondement. Pouvais-je lui faire du mal en énonçant une lubie innocemment, sans réelle intention? Ou finirais-je par avoir sa mort sur la conscience parce qu’il aurait voulu s’opposer à une vétille? En d’autres circonstances, je me serais fait un plaisir de le libérer. Allait-il me le faire payer en m’obligeant à craindre constamment pour son sort?
Alors que je m’inquiétais et que son maître ruminait, l’apprenti savourait le moment présent. Il avait admiré les détails des lourdes portes d’entrée. L’huis d’un des quatre petits salons était entrebâillé. Il avait regretté de ne pas oser l’examiner de plus près. Puis son attention avait été retenue par un bruit d’eau. Juste après le hall, au centre de la vaste pièce ronde formée de colonnades, il apercevait la source. Depuis mon initiation, je m’en étais tenu éloignée. Je ressentais l’aversion de Paul à son égard et je ne pouvais oublier le supplice que j’avais subi en y buvant. Je jugeais dès lors préférable de longer le corridor en huit dont la première boucle enlaçait cette salle. Sa fascination me donna néanmoins une idée. J’avançai tout droit jusqu’à ressentir un vague chatouillis. Je fis encore deux ou trois pas et me retournai vers eux pour répondre à une question qu’ils ne posaient pas.
– Oui, c’est bien elle.
Mon arrêt m’avait permis de la leur désigner ingénument… et de me complaire à les regarder foncer dans un mur invisible. Je retins à grand mal un sourire moqueur. Il n’aurait pas été très bien accueilli par le vieux grincheux.
– L’eau de la source est mortelle pour les hommes et la majorité des femmes. Ils avaient appris comment limiter les risques et ce sceau de protection les y aidait. Seule une prêtresse initiée peut l’enjamber et au besoin faire traverser une autre personne.
L’arming croisa les bras et me jeta un méchant regard de dérision.
– Évidemment, il a été très légèrement altéré pour permettre ma propre initiation. En y réfléchissant, ça n’a pas dû être si complexe. Les dons de la dernière reine d’Oealys m’avaient été greffés avant ma naissance. D’une certaine façon, une prêtresse initiée, et non des moindres, m’a bel et bien fait entrer.
Ma démonstration tenait de la fanfaronnade et fut reçue comme tel. Elle n’en avait pas moins atteint son objectif. Après avoir sciemment tenté d’ignorer le sceau, le vieil obstiné avait fini par reconnaître son efficacité. Son raisonnement suivant l’avait poussé à la conclusion que celui de son pendentif n’était peut-être pas moins vain ou factice. Sa prudence ravivée m’avait rassérénée.
Je poursuivis et les conduisis à la jonction du corridor, face à une porte close.
– Cette pièce est sous la protection d’un sceau royal. Seule une reine ou l’une de ses filles initiées peut le franchir. Cette précision, en l’occurrence, est superflue. Je vous l’accorderais si elle ne soulignait son importance. Il y a deux issues. N’utilisez jamais celle à l’étage, vous vous retrouveriez coincés à attendre mon bon vouloir. Ici se trouve mon plus précieux trésor. À partir de maintenant, vous en serez les gardiens. Il sera de votre devoir de le préserver.
L’arming vit rouge et pâli.
– Êtes-vous folle? Déjà à Arane vous avez risqué notre vie! Et là, vous nous confiez… quoi? Nous sommes des intellectuels, des penseurs, pas de vulgai… gai… gai…
Sans me soucier de ses cris, j’avais ouvert la porte et m’étais écartée pour le laisser entrer. À la vue de ma bibliothèque, il s’était mis à bafouiller. Il y avait des milliers de livres, sur deux étages, du sol au plafond. Tout avait été pensé pour tirer avantage du moindre centimètre. À peine avait-on réussi à caser une petite table ronde avec deux chaises. Bouche bée, les yeux écarquillés, il avança d’un pas tremblant. Il regarda autour de lui et secoua la tête, niant ce qu’il voyait. Il murmura, sous le choc.
– Non… C’est impossible…
– Au moment où l’envahisseur, fondateur du royaume d’Artèbe, pénétrait au cœur de la capitale de l’Oealys, il n’y avait plus rien. Il n’y avait plus de prêtresses. Toutes les traces de leurs savoirs avaient été effacées, détruites. Et le Sanctuaire avait disparu sous une colline. Ainsi en avait-il été décidé, ainsi devait-il en être et l’illusion fut parfaite. Ça n’en aurait même pas été une si, après avoir choisi d’éviter la guerre par ce stratagème, ils n’avaient appris ma lointaine venue au monde. D’autres préparatifs furent faits à mon intention pour leur offrir l’espoir d’une nouvelle chance. Chacun de ces livres est unique et irremplaçable. Il y a ici une copie de tous les écrits de l’époque. Enfin, c’était leur intention. Alors dites-moi, me croyez toujours folle de vouloir les confier à quelqu’un apte à en appréhender la valeur?
Il m’écoutait sans tout saisir. Il ne rêvait pas. C’était réel. Il avait du mal à y croire. Il tendit timidement la main vers un manuscrit et fit mine de l’effleurer. Il déglutit, ferma le poing et recula en prenant une grande inspiration. Intéressant… Il ne se considérait pas digne de le tenir. Mais où avait-il échappé son orgueil?
– Personne à part moi ne peut ouvrir cette porte de l’extérieur. Ce lieu est inviolable. Si son contenu devait demeurer intouchable, je n’aurais pas eu besoin de vous. Je veux prendre possession de mon héritage et vous allez m’y aider. Vous m’apprendrez à parler, lire et écrire l’oealyssien. Vous ferez des recherches pour moi. Grâce à vous, j’aurai accès à ces connaissances. Bien sûr, cela nécessite que ce soit également votre cas.
Je pris le livre qui avait attiré son attention et le lui tendis. Il le saisit avec délicatesse. Doucement, il le posa sur la table où il s’assit. Puis, avec déférence et précaution, il l’ouvrit et se plongea dans des mots que nul n’avait lus depuis un passé immémorial.
Non loin, l’apprenti prêtait discrètement attention à notre discussion en examinant les rayonnages, curieux et envieux. Je me dirigeai vers lui.
– Ce que j’ai dit vous concernait tous les deux, vous savez. Mais avant cela, êtes-vous descendus quelque part à Grimstone?
– Nous avons pris une chambre à l’auberge du Coque-Vin.
– Allez la libérer dès à présent, je vous prie. Elle ne vous sera plus utile. Vous logerez ici dorénavant.
Il me dédia un sourire radieux et s’inclina.
– À vos ordres, ma reine.
J’eus envie de grimacer. J’allais pourtant devoir m’y faire. À quel autre titre les retiendrais-je?! Sans plus attendre, il partit exécuter mes instructions. L’argent n’était pas un problème. Enfin, pour ce qu’il avait à faire. Par la suite, si je les désirais à mes côtés, il me faisait confiance pour subvenir à leurs besoins. En attendant, il avait de quoi payer l’aubergiste et engager un ou deux hommes pour porter leurs bagages jusqu’à leur nouvelle demeure.
Si les commères ne faisaient pas grève, un raz-de-marée de rumeur avait dû submerger la ville ces deux derniers jours. J’en ignorais la teneur et plus encore les répercussions. Depuis des siècles, de génération en génération, ils avaient redouté les ruines maudites. Les fausses croyances ne disparaîtraient pas en claquant des doigts. Avant les derniers évènements, très rares auraient été ceux qui auraient accepté de venir jusqu’ici, quel qu’en eût été le prix. Qu’en serait-il aujourd’hui? Y aurait-il des curieux prêts à braver leur peur dans l’espoir de fureter un peu? Ou n’auraient-ils que leur haine à déverser sur mon seuil? Ces deux maux étant les moindres. Contraint par mon ordre, je n’en doutais pas, l’apprenti ferait l’impossible pour revenir s’installer ici, quitte à se retrouver confronté à la vindicte populaire ou à la malveillance. Combien perdraient leurs scrupules à le voler ou à le malmener s’ils l’associaient à ce lieu ou aux sorcières? Plus j’y réfléchissais, plus son idée d’engager de l’aide m’apparaissait très mauvaise. Je laissai son maître à sa lecture, refermai la porte derrière moi et couru le rejoindre.
– Je vous accompagne.
Il s’inclina légèrement et me laissa le devancer. Il me suivit, deux pas derrière moi, sur ma gauche. Nous marchâmes. Nous nous enfonçâmes profondément dans la forêt, sans dire un mot, si ce n’était en silence. Peu habitué à cet environnement, il était très bruyant et ses pensées l’étaient plus encore. C’était un maelström d’idées s’entrechoquant, partant dans tous les sens pour revenir tourbillonner sans fin. Pourquoi étais-je là? Pourquoi avais-je changé d’avis? Me méfiais-je de lui? Le pensais-je incapable? Comment devait-il m’aborder, s’adresser à moi? Pouvait-il me parler? Devait-il se taire? Lui reprocherais-je s’il s’exprimait le premier ou sans y avoir été invité?
Je soupirai et me tournai vers lui.
– David, je ne suis ni si compliquée ni si susceptible!
– Évidemment, les présentations ne sont pas utiles…
Par contre, j’étais maladroite. Je lui retirais la commodité des banalités d’usage.
– Je connais votre prénom, celui de votre maître, Grégoire, et qu’il vous reste environ deux ans d’apprentissage. Je ne sais rien de plus.
Deux ans… déjà? Il réfléchit et calcula. Le temps était passé si vite. De fait, il lui restait deux ans sept mois et quelques jours. Cependant, s’il l’avait oublié…
– Maître Grégoire aurait donc hâte d’être débarrassé de moi?
– Je l’ignore! À vous de me le dire.
Je lui souris en secouant la tête et lui fis signe d’avancer à mes côtés.
– Une personne m’étant très proche servait au château d’Arane il y a dix-huit ans. Elle a surpris une discussion où il était question de votre serment. Voilà pourquoi, quand j’ai eu besoin de chercher des armings, j’ai commencé par la tour du prophète du roi.
– Je comprends mieux. Dans ce cas, si vous le permettez…
– J’en serais ravie.
– Je me nomme David Lanay. Je suis l’un des fils cadets d’un modeste drapier d’Arane ayant eu plus d’enfants que de moyens ou de bon sens. Il s’est saigné pour offrir des dots à mes sœurs et un apprentissage convenable à son second fils. La boutique, le métier allant de pair et les nombreuses dettes qu’il avait contractées revenaient de droit à son aîné. Aux benjamins, ils ne restaient rien. Deux de mes frères se sont engagés dans l’armée et le dernier est devenu un petit malfrat. En ce qui me concerne, je n’avais aucun goût pour les armes ou la forfaiture. J’ai foi en les Dieux, mais n’ai pas la vocation. Je n’étais pas assez éduqué pour chercher par mes propres moyens une place dans une bonne maison et n’avais aucun contact pour m’y aider. Mon avenir ne s’annonçait guère radieux et je devais pourtant m’y atteler si je ne voulais pas finir dans la mendicité. L’année de mes dix-huit ans, mon frère s’était marié et avait sitôt conçu le prochain héritier. Mon père et lui m’avaient fait comprendre sans équivoque que le budget familial avait davantage besoin d’une bouche de moins à nourrir que de mon soutien à la boutique. C’est alors que je rencontrai Maître Jonas.
– Maître Jonas?
– Maître Grégoire est un homme… bon. Il est généreux, il a du cœur, et il consacre énormément d’énergie à le dissimuler. Ça ne fait pas de lui une personne très sociable. Au moment d’obtenir le titre d’arming, il avait compris beaucoup de choses, peut-être trop. S’il ressentait le besoin vital de perpétuer sa lignée, il était devenu aigri et désillusionné. Il lui fallait à tout prix un apprenti et il avait la conviction qu’il lui volerait sa vie en échange de mirages. Autant dire qu’il n’était pas en excellente condition pour partir en quête d’une personne à former. Son maître s’en chargea à sa place. Comme tout un chacun, j’avais entendu parler de cet hurluberlu vivant dans une tour. Je ne m’attendais pas à le rencontrer. Il m’aborda un jour avec des questions farfelues et, sans savoir si je me moquais de lui ou si je suivais les délires d’un dément, je me retrouvai au château. Ce n’était pas à lui de me choisir. Il ne pouvait pas me faire prêter serment ni m’enseigner. Mais, il m’apprit ce qu’il pouvait pour que je puisse faire mon choix avant de me présenter son élève.
– Vous ne parliez donc pas à Grégoire lors de cette discussion.
– Non, en effet. Je l’ai rencontré beaucoup plus tard. Maître Jonas m’expliqua dès les premiers instants en quoi consistait être un arming et l’engagement que cela représentait. Ensuite, il me « força » à des mois de réflexions. Il venait me voir régulièrement et nous discutions. Son histoire était si fantasque! Après une nuit de sommeil, j’avais décidé de ne pas en croire un mot. J’avais voulu rejeter son offre. Il avait refusé de l’entendre. Il me faisait taire avec sa rengaine d’y songer. Peu à peu, j’ai reconsidéré la question. Ce n’était pas pire qu’entrer au temple et les vœux étaient moins contraignants…
Il me jeta un regard malicieux et j’éclatai de rire.
– Cet arming ne croyait pas à la valeur du serment.
– À cette tradition désuète et folklorique? Comment oseriez-vous prétendre le contraire!
Il me dévisagea, faussement scandalisé, se retenant de rire à son tour.
– Dommage qu’il soit mort l’an dernier… Enfin… Ma situation sous le toit de mon père devenait intenable. Je n’étais ni lâche, ni paresseux. J’effectuais mes corvées, souvent celles dont personne ne voulait. J’étais seulement… J’atermoyais pour me décider. Mes options étaient soit déplaisantes, soit de celles dont on ne peut se dégager. La subite idée de mon père de vendre mes services à l’un de ses créanciers afin de renflouer sa dette, de me réduire pour ainsi dire à l’esclavage, rendit celle de vingt ans d’étude très séduisante. Je tentai d’accepter. Maître Jonas n’était toujours pas prêt à écouter. Je dus insister pour qu’enfin il me présentât Maître Grégoire. J’avais confiance en moi et en mon choix, en montant à la tour. J’avais entre les mains un sac contenant mes effets personnels. J’étais venu pour m’installer. Je grimpais vers ma nouvelle vie! Le nouvel arming me détailla longuement du regard, déclara que je ne convenais pas et retourna à ses affaires. J’étais désespéré. Je n’avais pas d’autre plan. Je ne savais même plus où je pourrais trouver refuge pour la nuit! Maître Jonas lui demanda pourquoi. Ses justifications plurent, plus ridicules les unes que les autres. J’étais sot, j’étais lent, j’étais inapte à apprendre à compter jusqu’à trois. Comment aurait-il pu le savoir, je n’avais pas dit un seul mot! J’étais tantôt trop grand, ensuite trop petit, trop gras, trop maigre. Lorsqu’il prétendit ne pouvoir prendre comme apprenti quelqu’un ayant l’oreille droite deux millimètres plus haute que la gauche, je crus toucher le fond. Et je m’effondrai en entendant son maître lui donner raison. Il était d’accord, il avait fait erreur. Il était trop vieux et dépassé. Il n’avait plus les compétences pour recruter. Que faisais-je là? Pourquoi m’avoir fait miroiter cette vie pour me trahir ainsi? Que lui avais-je fait? Il déclara solennellement renoncer. Il ne s’en mêlerait plus. Son temps était révolu, c’était à lui de s’en charger maintenant. Maître Grégoire me fit prêter serment sur l’heure!
– Vous devez le regretter…
– En aucun cas, ma reine.
– Je m’appelle Catherine…
Je me tus, songeuse. En retenant mon réflexe instinctif de grincer des dents à m’entendre ainsi désignée, j’avais réalisé ne lui avoir offert aucune alternative. Corriger cela m’avait paru simple. Soudain, je ne savais plus. Je m’étais libérée du poids de mes secrets. Il ne me restait plus que ce petit boulet à la cheville. Il m’avait semblé insignifiant. Je n’aurais qu’à me secouer un peu pour le faire disparaître. Je n’avais plus à le craindre. Il ne pouvait plus m’atteindre! Moi non, en effet… mais mon entourage? Il était préférable de le conserver. Pourtant, à cet instant, je ne le supportais plus. Je commençais à assumer ce que j’étais et ne savais plus qui j’étais.
David m’observait, l’air intrigué. Il s’était ouvert à moi, sans aucune retenue. Il ne demandait rien. Il ne s’accordait aucun droit d’exiger quoique ce fût de moi. Cependant, il avait à offrir. À lui, je pouvais tout confier et son intérêt n’était pas feint.
– Mon identité dépendant de la personne à qui je m’adresse. À Grimstone, je suis connue comme Catherine Dubois. Je me suis présentée au roi à Arane en tant que Catherine d’Oealys.
– Et en réalité?
– Je me nomme Catherine Claire de Balec. Je suis le fruit légitime de l’union entre les feus Louis de Balec, fils aîné du duc, et Marie Gadelle. Mon grand-père paternel n’a jamais accepté cette mésalliance. Il aurait souhaité nous tuer, ma mère et moi, alors que j’étais encore dans son ventre. S’il devait apprendre ma présence sur ses terres, dans sa ville, cela risquerait de causer des complications dont je n’ai pas besoin.
– Je comprends… et je le comprends. Ça ne doit pas être facile pour sa fierté. Une telle mésalliance… Aucun fils de duc, dut-il être l’héritier de la couronne, ne saurait se montrer digne de la descendante de la lignée royale d’Oealys!
Je restai abasourdie, jusqu’à ce que toute ma tension s’évadât dans un fou rire.
– Je doute qu’il perçoive les choses ainsi.
– Probablement…
Il pouvait tourner en dérision les coutumes, non les modifier. Il savait que c’était d’aimer sans espoir. Ses pensées effleurèrent le charmant visage d’une femme, une jeune veuve, croisée au cours de son voyage. Si je n’avais pas été là…
– Vous faites erreur!
– Je vous demande pardon?
– Pourquoi renoncez-vous à elle ainsi? Rien ne vous y oblige!
– Ah!
Après notre discussion, négligeant les pensées dans lesquelles il s’était perdu, il n’avait pas compris.
– J’oubliais que vous êtes si…
– Ignorante? Votre tentative de tact est très aimable, mais d’un intérêt mitigé avec moi. D’ailleurs, vous avez raison. Je le suis. En vivant dans la région vous l’apprendrez certainement un jour ou l’autre, ce n’est pas un mystère, je suis née et j’ai grandi à Valish-le-bas. Officiellement, ma mère a fugué pour épouser un bellâtre, un certain Louis Dubois. Il serait mort peu après leur mariage. Mortifiée par sa conduite, elle aurait trouvé refuge chez la cousine germaine de sa mère. Dans les faits, mon grand-père, craignant pour sa vie a voulu la dissimuler et la protéger derrière un mariage forcé avec le premier venu. Elle a préféré la fuite. Elle a demandé asile à cousine Victoria. Elles sont mortes toutes les deux lorsque j’avais onze, tuées et déclarées innocentes par l’Inquisition. Je suis arrivée à Grimstone trois ans plus tard. Pour les femmes de ma famille, les « ruines du Sanctuaire » étaient un lieu particulier. Elles y amenaient leurs filles dès leur plus jeune âge. Les circonstances ont fait que cette pratique a été négligée avec moi. Pour moi, il y a peu, le Sanctuaire n’existait que dans une berceuse et je n’avais jamais entendu parler de l’Oealys! Alors oui, je suis ignorante. Cependant, ce que je sais, je le tiens de source sûre.
– Si je puis me permettre, ma reine, notre serment nous force à l’exactitude. Je doute qu’aucune tradition orale ne puisse s’y comparer. De votre propre aveu, vous ne savez pas lire le contenu de la bibliothèque et tout autre document pourrait être sujet à caution.
– Je suis d’accord. Ma famille a d’ailleurs oublié d’où elle vient depuis bien longtemps. Pourtant, j’ai appris votre existence et les termes exacts de votre serment. Comment l’expliquez-vous?
– Je…
Il n’en savait rien. Encore eut-il dû se poser la question au préalable.
– La dernière reine de l’Oealys s’appelait Sélène Lysdorier. Tout ce que j’ai dit, je le tiens de sa bouche. En plus de ses dons, elle avait scellé à l’intérieur de la statue de la Déesse un message à mon intention.
« Était-ce possible..? »
– Avec le soutien de plusieurs prêtresses… Elle tenait à m’expliquer d’où ils venaient, qui ils étaient et pourquoi ils allaient disparaître. Son récit incluait la création des armings et leur raison d’être.
– Un pot-de-vin pour soudoyer.
Son ton laconique dissimulait une certaine répugnance.
– En aucun cas!
– Ma reine, je vous assure…
Mon sourire moqueur l’interrompit. Il soupira.
– Appât serait un terme plus juste.
La précision le fit grimacer. Son scepticisme s’alimentait de son déplaisir à être comparé à un asticot.
– Il ne s’agissait pas de vous… enfin d’eux. Les oealyssiens avaient besoin de temps et d’une trêve. La formation des armings répondait à tous leurs critères. Elle était longue et la promesse d’une connaissance suffisamment alléchante pour s’assurer que rien ne viendrait y mettre un terme. L’offre fut mal interprétée. Ils s’en moquaient. Ils avaient atteint leur objectif. L’idée était de prendre des individus issus d’une culture et de les faire vivre au sein d’une autre durant plusieurs années. Ils connaîtraient les deux. Ils comprendraient les deux. Les premiers armings étaient destinés à devenir les médiateurs idéaux pour fonder une paix durable entre deux peuples que tout opposait.
– S’ils n’avaient pas échoué.
Je haussai les épaules.
– Plus ou moins. Nous pourrions aussi dire que la mère de la reine Sélène a voulu jouer avec une étincelle et a déclenché un incendie. Elle avait misé sur l’avidité de ceux qu’ils appelaient le peuple des hommes, alors qu’elle était au-delà de sa compréhension. Selon ses vœux, à leur retour, les armings racontèrent aux leurs ce qu’ils avaient vu. Ce qui devait être un avant-goût d’une profitable alliance, embrasa leur convoitise. Ils voulurent tout et à partir de ce moment la guerre devint inéluctable. Les armings furent considérés comme des biens précieux et perdirent leur liberté. Leur voix, cette voix qui aurait dû servir à la paix, n’eut plus aucune valeur. Après avoir tiré d’eux tous les renseignements utiles, leurs dirigeants ne les écoutèrent plus. Ce qui leur advint après cela, vous la savez certainement mieux que moi. Il y aurait toutefois un détail intéressant à ajouter.
Le visage fermé, il ne desserra les dents que pour répondre d’un ton las.
– Pourquoi nous sommes-nous acharnés à faire survivre nos lignées avec une origine aussi lamentable?
– Vous êtes beaucoup trop sévère. Aucun reproche n’a jamais été fait aux armings. Ce n’était pas leur faute. Non… Je pensais au fait qu’ils avaient tous, sans exception, fondé une famille. Ils avaient une femme et des enfants.
Il m’observa, bouche bée. Il doutait de bien comprendre mes paroles. Puis, il les réfuta.
– Non… Impossible… Vous… Vous faites erreur. Le célibat fait partie de nos vœux depuis toujours, et… et…
Il suffoquait. Ce ne pouvait être vrai. Il ne m’accusait pas de mentir, il n’aurait pas eu cette audace, mais je pouvais me tromper. Je le devais. Il le fallait. Il s’était résigné depuis si longtemps. En choisissant cette voie, il avait renoncé à ses rêves de jeunesse. Il avait fait son deuil d’un foyer chaleureux, d’un amour partagé et d’une descendance. Ce ne pouvait pas être pour rien. Il ne pouvait avoir sacrifié autant d’années en vain. Ce serait un tel gâchis… Il se sentait dupé, trahi. Si c’était juste, il n’aurait même pas la possibilité de désigner un coupable et d’exiger réparation. Ce devait être une erreur. Il n’osait laisser s’épanouir cette petite lueur d’espoir, de crainte de souffrir par la suite d’une immense déception.
– Réfléchissez David. Au moment où la reine m’a laissé ce message, les armings étaient enfermés et réduits au silence depuis quatre ans. L’Oealys se préparait à rendre les armes sans combattre, à disparaître. Pour sauver des vies, incluant celles de ceux prêts à les détruire, les prêtresses, de la reine au nourrisson, allaient renoncer à leurs dons à un prix dont vous n’avez pas idée. Ils avaient peur. Le peuple avait besoin de sa souveraine. Et elle n’aurait rien trouvé de mieux que de s’infiltrer en territoire ennemi pour vous condamner au célibat?
– Avant leur départ…
– Les voyantes avaient vu le fiasco des mois plus tôt. Ce fut un coup dur pour la précédente reine. Elle tomba malade et demanda à sa fille de prendre la régence. Il revint à Sélène de gérer les nombreuses difficultés. Il y eut des familles déchirées, brisées. Certains armings s’étaient unis à une oealyssienne.
Il s’arrêta, ferma les yeux et s’adossa à l’écorce d’un grand chêne. Ses réflexions cheminèrent à l’instar des miennes. Si la reine avait soumis les armings à cette contrainte avant de remettre la régence, il y aurait eu des répercussions. Cet acte aurait été inconsidéré. Pourquoi aurait-elle semé la zizanie en plein cœur de l’Oealys et nuit à leurs derniers mois d’une paix relative? Si cela avait été, le récit de Sélène aurait été différent. Non… Soit j’avais été leurré, soit l’ordre avait été donné au dernier instant. Au moment où une princesse dirigeait le pays. Une princesse, non une reine…
David s’effondra sur lui-même, vaincu.
– Il n’est pas trop tard.
– On ne peut réécrire le passé et changé ce qui a été.
– Non, mais vous pouvez retourner la voir et découvrir si cette attirance est réciproque. Si oui, ramenez-la au Sanctuaire.
Il secoua la tête et me sourit tristement.
– Dois-je vous l’ordonner?
Il se redressa en soupirant.
– Je vous serais reconnaissant de ne pas le faire. Maître Grégoire y serait opposé et cela me causerait des ennuis.
– Je me chargerai de lui. Considérez cela comme… une légère compensation pour vous avoir arraché à votre vie.
– Pour m’avoir quoi?
Il me dévisagea abasourdi. Comme je restais stoïque, il leva les bras au ciel, exaspéré. Sa réserve et sa déférence excessive fondaient lorsque je l’énervais. C’était bon à savoir.
– Par tous les Dieux, elle est sérieuse! N’avez-vous donc rien écouté de ce que nous vous avons dit? Notre lignée était au service des Vorolon depuis…
D’un geste il éluda.
– Pour ce que j’en sais, ils ont pu mettre la main sur l’un des premiers armings. Avec le temps, le monde nous a oubliés, mais eux se sont confié le souvenir de ce que nous étions de père en fils. Quand les étoiles avaient un message à délivrer, ils soutenaient notre crédibilité et nous permettaient d’avoir notre heure de gloire. Entre deux prophéties, ils nous aidaient à préserver notre dignité. Nous pouvions être considérés comme des imposteurs par tous, à leurs yeux nous étions inestimables. Pierre de Vorolon a brisé l’équilibre de ce cycle. En refusant de divulguer la prophétie, il nous a précipités dans une descente aux enfers. Nous n’étions plus rien et n’avions pas d’espoir de voir notre statut s’améliorer avant très longtemps. Puis, Victor de Vorolon monta sur le trône et la situation empira encore. Seuls sa personne, son pouvoir et sa couronne lui importent. Jusqu’alors, ses prédécesseurs s’étaient souciés de la postérité. Ce n’est pas son cas. Si son grand-père ne l’avait pas marié et enjoint de faire son devoir, nous n’aurions peut-être même pas de prince aujourd’hui. Pour la première fois de notre histoire, nous n’avions pour notre souverain aucune utilité. Depuis, nous longions les murs dans la pénombre tels des cafards. Nous nous faisions oublier. Comme cela lui aurait demandé plus d’effort de se débarrasser de nous ou de nous faire tuer, il a laissé les choses en état.
– C’est ce que Grégoire avait compris, n’est-ce pas?
Il hocha la tête et reprit la marche, le regard fixé droit devant lui.
– Je ne devais être… Je devais renoncer à tout pour apprendre, transmettre et ne rien espérer pour moi-même. Maître Jonas m’avait fait miroiter la satisfaction d’accéder à des mystères connus par de rares élus. Maître Grégoire me voyait comme une nécessité. Je serais méconnu, méprisé, mais je devais tenir bon pour que survive quelque chose de plus grand que moi. J’en avais pris mon parti… Puis vous êtes arrivée et, oui, vous m’avez arraché à cette vie! J’ai échangé ce roi contre une reine digne de ma loyauté.
– David… Vous ne savez rien de moi…
Il s’arrêta brusquement, se retourna vers moi et me toisa.
– Dites-moi… « Catherine », pour vous, suis-je un outil, un jouet dont vous êtes heureuse de pouvoir user à votre guise?
– Non.
Son attitude écrasante céda la place à un grand sourire arrogant.
– J’en sais suffisamment. Vous vous souciez des autres. Vous avez risqué votre vie pour sauver des innocentes. Qu’importe si vous manquez d’expérience ou de confiance, ce mal se soigne avec les ans. Qu’importe que vous soyez colérique, orgueilleuse, débauchée, une peste ou une sainte. Jouez à la victime ou à l’héroïne, ayez bon ou mauvais caractère. Je m’en moque. J’apprendrai à vous connaître. Vous m’avez déjà assez montré de vous pour que je sache avoir largement gagné au change, ma reine.
J’ouvris la bouche pour tenter de tourner en dérision la mauvaise caricature qu’il avait dépeinte, mais n’y arrivai pas. J’étais touchée, émue, et en même temps, je sentais peser un lourd poids sur mes épaules. Une telle abnégation exigeait une réponse de ma part. Je n’étais pas à la hauteur.
– Je ne suis d’ailleurs pas le seul à le penser. Je vous préviens. Maître Grégoire va ronchonner, râler, pester. Il va se plaindre et vous fera porter la faute de sa misère imaginaire. Il ne reconnaîtra jamais la vérité. Il vous faudra pourtant user de la force si vous souhaitez un jour le sortir de votre bibliothèque.
Je levai les yeux au ciel. Il ricana et se remit en chemin. Je le suivis.
– Je n’oublierai pas. Pour en revenir à vous…
Il gémit.
– Je vous en prie…
– Je vous ordonne de respecter chaque terme de votre serment, ni plus, ni moins. Vous n’êtes plus soumis aux us qui s’y sont greffés.
Il avait retrouvé son sérieux. Il me regardait en cherchant ses mots pour me répondre et en se demandant s’il était pertinent de le faire.
– Je n’ai pas à décider de votre vie sentimentale. Ce ne serait pas juste. J’ai toutefois la possibilité de vous laisser la liberté d’en avoir une. Réfléchissez-y. Ne laissez pas la peur vous arrêter.
– Je n’ai pas peur.
– Ah bon? Grégoire me semble pourtant une très mauvaise excuse. Il ne laissera pas s’éteindre sa lignée. Au pire il fera un peu la tête. Verrions-nous la différence? Si je devais faire erreur, je pourrais lui ordonner de vous promouvoir arming dès à présent. Vos études sont presque terminées. Vous trouverez certainement de quoi les parachever dans ma bibliothèque.
– Merci…
Un silence embarrassé s’installa. Je le brisai en portant la discussion sur les événements d’Arane. Je lui racontai ma confrontation avec le monarque, mon arrivée en prison, notre fugue, comment j’avais failli mourir. Il m’apprit que ma blessure avait été rapportée au roi. Pour l’heure, il me présumait morte. J’en étais surprise. Pourquoi ne pas avoir recherché les fugitives sans défense, dans ce cas?
Il m’expliqua avec moult descriptions et imitations parfois très drôles. Grégoire avait peu d’imagination. Ne sachant que faire, et ne pouvant se cacher sous son lit, il s’était précipité vers la tour de garde pour répéter mot pour mot ma fausse prophétie. Ils avaient eu du mal à se frayer un passage et davantage à se faire entendre. Il avait gesticulé, fait une scène, une véritable tragicomédie, sans résultant probant. Il avait à peine réussi à attirer leur attention et à confirmer les hypothèses à propos de sa folie. Sans l’arrivée du prince sa seule victoire aurait été de les faire rire.
Le prince… Je le revoyais dans la cour… Je m’étais noyée dans son regard. Il m’avait encouragée à fuir. Pourquoi? Pourquoi m’était-il venu en aide?
Avec grand sérieux, Son Altesse Royale avait ordonné aux archers d’arrêter de tirer. L’affaire devait être portée devant son père. Il avait mené l’arming jusqu’à lui et l’avait soutenu. Le roi avait reconnu ne pouvoir négliger l’avertissement. Ça n’avait pas de sens. Les soldats auraient pu être dupés s’ils n’avaient pas été aussi amusés, mais le roi et son fils? Ils connaissaient les armings! Ils auraient eu foi en une prophétie en plein jour et sans aucun lien avec celle déjà présente dans le ciel? Non, bien évidemment non. La rumeur dans les cuisines parlait d’une puissante sorcière. Elle serait la cause de l’évasion de ses consœurs. Sa mort leur aurait porté un grand coup sans leur être fatal. Elles étaient toujours aussi dangereuses. L’Inquisition allait mettre tout en œuvre pour régler le problème discrètement. Autrement dit, si je n’étais plus, Sa Majesté n’avait plus rien à craindre et ramener un troupeau de brebis apeurées et inoffensives cadrait mal avec le portrait des sorcières maléfiques. Il ne doutait pas de les retrouver tôt ou tard.
Nous quittâmes la forêt peu après être parvenus à cette prévisible et désagréable conclusion. Devant nous s’étalaient les vagues dorées des champs à pleine maturité, encerclant le cœur citadin de Grimstone. D’un côté, j’apercevais le château de l’un de mes grands-pères. De l’autre, au loin, je discernais la ferme du second. De-ci de-là, des paysans œuvraient à la récolte. La vie poursuivait son court ici et maintenant. Ressasser notre dernière discussion ou m’inquiéter sur ce qui pourrait advenir n’avait pour l’heure aucune utilité. Je préférai divertir David en lui narrant des anecdotes sur la région et ses habitants.
Aux abords de la ville, je cessai de m’amuser en réalisant avoir négligé un détail important. Si j’avais considéré comme adéquat de revêtir ma tenue royale pour recevoir l’arming, elle était tout à fait inappropriée sur Catherine Dubois! Les rares passants me dévisageaient. J’allais jeter une grande casserole d’huile sur un brasier n’en ayant nul besoin! Pourquoi n’y avais-je pas songé?! J’hésitai entre soupirer et grincer des dents et me retins de faire les deux.
– Par ici!
Je déviai de l’axe principal pour m’engouffrer dans une petite ruelle.
– Mais… L’auberge est par là!
– Je sais.
Je nous fis faire un léger détour. Je cherchai un compromis entre la discrétion et un trajet d’une longueur excessive qui aurait ruiné mes futiles efforts. En arrivant à l’auberge, un groupe d’une dizaine d’individus s’était réuni pour m’observer et spéculer en faisant mine de m’ignorer. Ça aurait pu être pire.
Nous entrâmes, plongeant la grande salle dans un lourd silence. Le décor était simple, propre et chaleureux. Des tabourets garnissaient de solides tables en bois. Tout au fond, un escalier menait aux chambres. Derrière son comptoir, l’aubergiste veillait sur son domaine et sa clientèle. Je n’aurais d’ailleurs pas imaginé cette dernière si nombreuse à cette heure. Personne ne travaillait donc?! Une serveuse hoqueta de surprise et faillit échapper son plateau, heureusement vide. Tous les regards étaient fixés sur moi. Malgré la température agréable, je frissonnai.
– Donnez-moi votre clé, je vous prie. Je vais rassembler vos affaires. Vous, allez payer la note et rejoignez-moi dès que ce sera fait.
Je fixai mon regard dans le sien avant de préciser.
– Nous n’avons pas besoin d’assistance.
– Comme il vous plaira, ma reine.
Il s’inclina légèrement et me tendit ladite clé dont je me saisis. Dignement, je traversai la pièce et montai… Bon d’accord, je fuis à l’étage. Je me dissimulai sur le palier et serrai mes bras contre moi. Mon cœur battait la chamade. Je tremblais. Du temps, j’avais besoin de temps. Margot parlerait. Elle raconterait son histoire Ils finiraient par l’écouter, par comprendre. En attendant, je devrais être plus prudente. Ils avaient peur de moi, me prêtaient tous les torts, toutes les fautes. J’étais « la » sorcière. Je les avais trahis, trompés. J’étais maudite. J’avais voué mon âme au mal. Je l’avais éveillé, leur faisant craindre le pire, en amenant mon engeance vivre dans les « ruines du Sanctuaire ».
Je pris une profonde inspiration et ricanai nerveusement. J’avais affronté fièrement le roi d’Artèbe et me laissais ébranler par une petite troupe hostile. Ce n’était pas très glorieux… et n’avait pas à l’être. Soupçonner une réaction et y être confronté étaient deux choses bien différentes. J’étais, ou j’avais été, une des leurs. Ils me connaissaient, en personne ou de réputation. Comment avaient-ils pu me juger si facilement? Je n’avais commis aucun crime!
Pourtant, l’aubergiste tentait sincèrement de détourner David de moi. Selon lui, j’étais une excellente comédienne. Je n’avais laissé aucun indice révéler ma véritable nature en trois ans. Quoique, j’eusse envoûté ce pauvre petit Coulombe. Avant moi, il était un séducteur notoire, rien de bien méchant, les frasques de la jeunesse. Désormais, ce malheureux était devenu mon esclave servile. Il avait renoncé à sa vie pour moi, brisant le cœur de ses parents. Il plaignait Paul! Tous m’avaient mis en garde contre lui et aujourd’hui il était ma victime! J’en aurais ri si je n’avais été aussi blessée.
L’homme alla jusqu’à offrir à David de les héberger, son maître et lui, gracieusement pour quelques jours. Il n’aurait pas la conscience en paix s’il les abandonnait en si mauvaise posture, entre mes mains, sans réagir. Ils ne me connaissaient pas. Je les avais dupés. J’étais la petite-fille du père Gadelle et non une pseudo-souveraine. Sur ce point je ne pouvais le contredire… ou presque… C’était ridicule.
Je pris sur moi, me redressai et m’engageai dans le corridor desservant les chambres. Je trouvai celle ayant logé l’arming. Ils n’avaient visiblement pas eu l’intention de s’attarder. Un coffre avait été posé dans un coin. Son couvercle avait été simplement rabattu, sa fermeture restée ouverte. Deux sacs, l’un sur une petite table et l’autre au pied du lit étaient prêts au départ, si ce n’était d’un ou deux effets personnels. Je finis les préparatifs et empilai les bagages avant de m’asseoir sur la seule chaise de la pièce pour attendre David.
Son attitude me surprenait. À sa place, j’aurai été inquiète, vexée ou agacée, pas lui. Il prenait l’insistance de l’aubergiste avec calme, bonhomie et patience. Sa frayeur l’amusait, même s’il n’osait le lui montrer. Mais surtout, il avait foi en moi. J’arrangerais tout! N’avais-je pas eu un tel excès de confiance un peu plus tôt? Sa ténacité et son assurance finirent par l’emporter. Il régla son dû et vint me rejoindre.
Son regard sur moi avait changé et ce n’était pas pour me plaire. À un respect encore plus prononcé se mêlait de la compassion. Je ne laissai pas m’en parler. Je ne voulais pas en parler.
– Allons-y. Attrapez une poignée, je m’occupe de l’autre.
Il souleva un côté du coffre, s’attendant à supporter plus que sa part de son poids ou à voir les sacs sur le dessus vaciller. Il me dévisagea, surpris.
– Il ne me semblait pas si léger.
– Ah bon?
L’attroupement avait doublé devant l’auberge. Des murmures sifflèrent à notre sortie, s’accordant à merveille avec l’ambiance à l’intérieur. Ça n’allait pas. Je conduisis David dans une ruelle et lui fis suivre un dédale de rues plus ou moins modestes. Nous nous faufilâmes dans une étroite allée entre deux maisons pour rejoindre une petite arrière-cour. De là, je déverrouillai, sans état d’âme, ni la clé, la porte de derrière d’un magasin et le fit entrer avec moi. Le battant refermé, protégée des curieux nous ayant suivis, je poussai un profond soupir de soulagement.
– J’exige une explication, en vitesse, et elle a intérêt à être bonne.
David dégluti, mal à l’aise. Devant nous se tenait le propriétaire, les bras croisés et l’air renfrogné.
– J’avais envie de te voir?
– Pour cela, devais-tu forcer ma porte?
– Moi? Elle était ouverte, je t’assure!
Il grogna et je me sentis soudain beaucoup mieux. Je comprenais enfin tante Désirée.
– Je te demande pardon. C’était une urgence. J’ai besoin de ton aide.
– Ça se voit! La ville est en ébullition depuis ton retour. Que fais-tu dans cet accoutrement!
Je grimaçai. Excellente question.
– David, je te présente mon oncle, Bertrand Gadelle. Oncle Bertrand, voici David Lanay, l’apprenti de l’arming. Je l’ai accompagné pour l’aider à déménager au Sanctuaire, mais j’attire peut-être un peu trop l’attention.
En quelques mots, je lui résumai ce qui m’avait motivé, ma prise de conscience aiguë de mon erreur et ce qui en avait suivi.
– Catherine! Il me semblait bien avoir entendu ta voix.
Oncle Robert me serra dans ses bras, puis je le présentai à son tour.
– Je vais atteler la carriole. Ce sera plus confortable de traverser la ville ainsi, pour toi.
Maussade, oncle Bertrand rétorqua à son jeune frère.
– Je n’ai pas encore accepté de la lui prêter!
– Qu’est-ce que tu attends?
– Probablement que je le lui demande gentiment… ou que j’arrête de l’énerver.
Oncle Robert me jeta un regard amusé.
– Et qu’as-tu fait pour ça?
– Respirer.
– Désirée serait fière de toi!
Il éclata de rire et sorti s’occuper de l’attelage, nous enjoignant de régler les détails. À son retour, j’avais pris un air de petite fille penaude pris en faute supportant un sermon bien mérité. Oncle Bertrand grommelait plus qu’il ne me grondait. Et David se faisait discret savourant le spectacle.
– Viens, je vous raccompagne.
– Hors de question! J’y vais. Toi, tu vas t’occuper de la boutique, le petit gars n’y arrivera pas seul.
Des voix se faisaient de plus en plus pressantes dans la pièce d’à côté. Les curieux et les mauvaises langues avaient envahi la place, débordant les clients et surtout le pauvre commis de mes oncles. Oncle Bertrand adressa un sourire à la fois sardonique et moqueur à son cadet avant d’ajouter.
– Et je te souhaite bien de la chance!
Il aurait peut-être dû m’en souhaiter à moi aussi! Avant d’avoir atteint la lisière de la forêt, David et lui s’entendaient comme deux larrons en foire, malheureusement à mes dépens. Qu’allais-je devenir entre un ours bourru, affectueux et avide de protection et un homme loyal à l’excès s’ils s’y mettaient à deux contre moi!
Chapitre 3
Après lui avoir fait prêter serment, Grégoire avait consciencieusement ignoré son apprenti durant… quelques heures. Deux hommes ne pouvaient se côtoyer une vingtaine d’années sans apprendre à se connaître. Le nouvel arming avait cédé la recherche de potentielles perles rares à son maître, sans pour autant renoncer à son droit de se montrer difficile et exigeant. Il avait prévu de refuser d’office les premiers candidats, pour la forme, avant de porter attention aux autres que Jonas lui présenterait. Si ce dernier avait eu du temps à perdre avec de semblables comédies. Il s’était montré très méticuleux. Il avait investigué, s’était renseigné et avait dressé une liste de noms. David n’avait pas été le seul postulant contacté. En fait, la conversation que ma mère avait surprise ne le concernait peut-être même pas. Tous ces mois où il avait été mené à réfléchir, il avait également été évalué. Sans le savoir, il avait franchi les multiples vagues d’élimination pour finir par être le seul et l’unique. Jonas s’était alors joué de son élève pour le lui faire accepter. Celui-ci n’avait pas été dupe et son amour-propre en avait souffert. Ne pouvant s’en prendre au responsable, il avait visé une proie plus facile. Il rehausserait son estime de lui-même en remettant à sa place le jeune freluquet.
À cette époque, David était ignare. Il ne savait ni lire, ni écrire et pour additionner deux et deux, il avait besoin de ses doigts. Jonas ne pouvait rien lui enseigner relevant de l’Oealys. Son serment le lui interdisait et pour l’occasion il avait bon dos. Il avait déjà donné. Il avait mérité de se reposer. Toutefois, il pouvait corriger certaines lacunes de base afin de l’aider à mieux assimiler la suite, ou du moins faire semblant.
La nuit avait porté conseil, à défaut de sommeil. Au matin, David m’attendait devant mes appartements, mal à l’aise. Si j’étais toujours d’accord, il allait tenter sa chance auprès de Roseline. Il serait de retour dans les plus brefs délais, avec ou sans elle, il me l’assurait.
Ce fut en me tendant un manuscrit qu’il me racontât les débuts de son apprentissage. Une fois de plus, l’ego de Grégoire avait été mis à mal. Être forcé contre son gré, et pour sa plus grande satisfaction, à demeurer au Sanctuaire était déjà difficile à digérer. Apprendre que son apprenti allait partir courir la prétentaine, selon ses dires, sans pouvoir s’y opposer, avait été de trop. Il me le ferait certainement payer. Plusieurs choix s’offraient à moi, entre l’obliger à débuter mes cours et attendre son bon vouloir. Dans tous les cas, il était à prévoir des retombées risquant de fonder notre relation sur très mauvaises bases… enfin, encore plus mauvaises. David m’offrait une autre solution, reproduire le stratagème de Jonas.
Voilà pourquoi, j’étais assise à la bibliothèque à tenter de déchiffrer ce bout de papier et surtout à m’efforcer de ne pas rire. Cette leçon était mal conçue et ridicule. J’aurais eu plus de succès à essayer d’apprendre à cuisiner avec Corine! L’orgueil de Grégoire n’avait pu se résoudre, par le passé, à laisser son apprenti recevoir une si déplorable éducation. À entendre ses pensées, c’était également valable pour sa reine, dès lors qu’elle la lui confiait. Il marmonnait à voix basse et pestait en silence. Il hurlait au scandale et au complot, sans dire un seul mot. Il refusait de se laisser manipuler et m’exhortait à cesser ce simulacre, la bouche close. Je me demandais qui, de mon sérieux ou de sa volonté, allait remporter le duel.
« Catherine! »
Je sursautai et redressai la tête.
« Catherine! Si tu m’entends, montre-toi! »
Je poussai un profond soupir et me levai de ma chaise.
– Quelqu’un me demande. Je laisse tout ici. Je reviens dès que possible.
L’arming fit mine de m’ignorer. Nous n’avions pas fini de nous amuser.
Je traversai la salle de la source en ligne droite. Devant moi, les portes étaient grandes ouvertes. Le soleil entrait à flot dans le hall. La blancheur de la statue ressortait sur le paysage boisé. De ma visiteuse, il n’y avait nulle trace, pas même celle de son ombre. L’endroit où elle se trouvait relevait d’un savant calcul très précis. Elle se tenait à bonne distance du Sanctuaire et de l’effigie de la Déesse, tout en s’en étant approché suffisamment pour laisser comprendre qu’elle ne repartirait pas avant d’avoir obtenu des réponses. Pour la voir, je dus sortir. Elle paraissait inquiète. Elle se tordait les mains. Son regard s’égarait de toutes parts.
– Bonjour Caroline.
– B… bon… jour…
Je fermai les yeux un court instant et inspirai profondément. Elle avait peur de moi, elle aussi.
– Paul est à l’intérieur. Je vais le prévenir que tu es là.
J’allais tourner les talons, mais elle me retint.
– Non… attend… Je suis venue pour te parler.
Je croisai les bras et la fixai avec une moue dubitative.
– D’accord… Je voudrais « d’abord » te parler.
Je haussai les épaules.
– Très bien, suis-moi.
Je retournai à l’intérieur. J’étais lasse, déçue. J’avais rencontré une femme forte, joviale et sympathique. Elle avait été notre alliée et maintenant… J’en avais assez. Je n’avais pas envie de la ménager. Je ne me souciais pas de sa réticence. Si elle souhaitait discuter, ce serait à mes conditions. J’ouvris le premier salon sur la droite. D’un geste, je l’invitai à entrer. À regret, elle m’avait emboîté le pas, mais n’alla pas jusqu’à franchir ce seuil.
– Je t’en prie, assieds-toi!
Je donnai l’exemple en prenant place sur une longue banquette garnie de coussin. Caroline ne bougea pas. Depuis l’embrasure de la porte, elle jetait de brefs regards de convoitise vers l’extérieur avant de revenir vers moi.
– Oui, non, non, oui, oui.
– Quoi?
– Oui, je peux lire dans tes pensées. Non, je ne te ferai pas de mal. Non, je ne suis pas une sorcière. Oui, tes parents ont dit vrai. Oui, le Sanctuaire sera bel et bien notre demeure. Maintenant, veux-tu bien venir t’asseoir, s’il te plaît! Tu disais vouloir me parler!
Sa détermination l’emporta sur ses hésitations. D’un pas raide, elle répondit à ma demande. J’eus envie de refermer derrière elle… de ma place assise. Quitte à l’effrayer, pourquoi ne pas le faire pour de bon!? Peut-être parce que ça ne me soulagerait en rien…
– Ça suffit, Caroline. Exprime-toi franchement. Inutile de faire preuve de tact ou délicatesse. Si tu devais m’insulter, ce serait déjà fait. Je pourrais très bien continuer mon monologue pour te répondre, mais je n’en ai pas très envie. Je ne suis pas une bête de foire.
Elle se redressa et pris sur elle pour retrouver son sang-froid.
– Que peux-tu faire?
Elle le savait déjà. Elle voulait simplement m’entendre le confirmer.
– Je peux lire dans les pensées. Je peux, en touchant un objet, avoir des visions d’événements s’étant passé autour de lui, pour peu qu’il ait été en contact avec une personne. Je peux déplacer des objets par ma seule volonté. Et je peux soigner des blessures, les miennes ou celles des autres.
– Qu’as-tu fait à mon frère?
Je grimaçai un rictus amer.
– Rien qu’il n’eut désiré, je te l’assure.
– Tu l’as…
– Ta mère a une imagination très fertile et la partage avec beaucoup de conviction. Je ne sais ni envoûter, ni ensorceler. Je n’ai pas réduit l’esprit de Paul en esclavage par un quelconque maléfice.
– Depuis quand..? Je veux dire l’as-tu…
– Abusé? Non… Depuis mon enfance et jusqu’à tout récemment, je n’avais accès qu’aux pensées d’autrui et aux visions des objets. Ce n’était pas constant et je ne le contrôlais pas. Paul le savait. Je lui avais tout avoué quelques semaines après notre rencontre. Ces deux dernières années, il a été le seul à tout connaître de moi.
Elle hocha la tête, pensive.
– Pourquoi?
Pourquoi avais-je changé? Pourquoi m’étais-je dévoilée? Nous aurions pu continuer comme avant, sans nuire à Paul. J’aurais pu continuer à me cacher.
– Il y a six ans, dans une geôle à Valish-le-bas, cousine Victoria a posé une question au père Ambroise. Son but était de le convaincre de les abandonner pour me protéger, moi. Elle lui a demandé combien de femmes accusées de sorcellerie avaient survécu à l’Inquisition. Elle connaissait la réponse. Tu la connais. Tout le monde la connaît! Nous adoucissons sa dureté ou nous lui trouvons des excuses lorsqu’elle paraît trop impitoyable. Nous allons parfois jusqu’à tenter de nier la réalité, mais cela ne la change pas. Aucune! J’ai voulu la modifier. Amélia allait mourir parce qu’elle avait préparé un remède à son intention. Elle allait être brûlée vive sur un bûcher pour avoir voulu se sentir un peu mieux. J’avais une toute petite chance de la sauver. Je l’ai saisie.
– Et tu as risqué la vie de mon frère.
– Non. J’ai risqué la mienne. Je le protégeais.
– Ah bon? Il a fait mention d’une grave blessure. Et si vous aviez été poursuivis, aurais-tu pu le défendre?
Je soupirai.
– Que veux-tu que je dise?
– Je n’ai rien contre toi, je t’assure, mais… Mon père a raison. Paul doit rentrer à la maison, s’il ne veut pas gâcher sa vie.
– Va le lui dire. Je ne t’en empêche pas.
– Il ne m’écoutera pas. Nous le savons toutes les deux.
Je la toisai en silence. C’était un fait. Même si sa décision n’avait pas été prise, après son esclandre, il ne serait pas revenu en arrière. L’aurais-je souhaité, je n’aurais rien pu y faire. Il y avait bien une autre solution, mais elle était inenvisageable, du moins pour moi. Caroline s’attendait à me l’entendre suggérer. Je ne lui faciliterais pas la tâche.
– Si tu l’aimes, tu dois le faire.
– Non. Jamais. À aucun prix et sous aucun prétexte.
– C’est pour son bien, Catherine…
Je levai la main pour la faire taire.
– Tu as entendu un récit déformé de mon initiation. Lui, il était présent. Il m’a entendu hurler pendant des heures. Il a eu peur de me voir mourir devant ses yeux sans pouvoir me prendre dans ses bras. Ensuite, Il s’était imaginé que j’avais choisi un chemin où il ne pouvait me suivre. À Arane, il m’a tenue contre lui à l’agonie. Il a refusé de s’éloigner de moi avant d’être assuré de ma survie. Tout cela pour apprendre à mon réveil que j’avais offert ma vie en vain pour faire cesser un massacre. Et sur le chemin du retour… Trop de fois, il a cru me perdre. Il en a souffert. Je lui ai trop souvent brisé le cœur. Non! Jamais! Plus jamais! Si, pour « son bien », il veut me quitter, je ne le retiendrai pas, mais moi je ne le ferai pas.
– Ça fait plaisir à entendre!
Je laissai tomber ma tête entre mes mains et me massai les tempes du bout des doigts.
– Je n’arrive pas à te suivre…
– Surprenant.
– Tu es pire qu’une girouette!
– Je veux ce qu’il y a de mieux pour lui. Tu as réussi à me convaincre. Ne devrais-tu pas t’en réjouir?
Si cela devait être vrai… Je secouai la tête. Elle avait baissé sa garde, non rendu les armes. Elle n’avait toujours pas effleuré la raison officielle de sa venue.
– Je vais te conduire à ton frère.
– Euh… À ce propos… Ta proposition de tout à l’heure…
Je lui souris d’un air cruel compassé.
– N’est plus d’actualité.
Son peu d’assurance s’envola. Elle me suivit à contrecœur. C’était une gentille et douce revanche. Elle lui serait salutaire. Elle avait besoin de voir par elle-même, de remettre en question ce qu’elle savait. Je soumettais son courage à rude épreuve, certes. Néanmoins, elle avait souhaité pouvoir se faire sa propre opinion. Elle devrait me remercier, au lieu de trembler.
À la vue du jardin intérieur, elle se figea, bouche bée. Elle murmura dans un souffle.
– Il ne partira jamais d’ici…
Je souris. Je l’espérais de tout cœur.
– Il est par là…
Je ne l’accompagnai pas. Elle serait plus à l’aise pour discuter avec mon amant en tête-à-tête. Je retournai plutôt à la bibliothèque, où sans surprise la table avait été nettoyée. Mon écritoire était parfaitement rangée et la page de David avait disparu. À l’étage, Grégoire continuait à feindre de m’ignorer. Il me jetait des regards furtifs lorsqu’il était certain que je ne le voyais pas. Comme je ne levai pas les yeux vers lui, ce n’était pas difficile. Je repris ma place, me réinstallai et recommençai à… « étudier ».
J’espérais surtout me distraire. J’avais encore tant à apprendre sur mes dons. Je n’en maîtrisais pas les subtilités, loin de là. Par curiosité et défi personnel, j’avais tenté de fermer mon esprit. Après de nombreux échecs, m’ayant laissé croire que c’était impossible, j’avais réussi pour la première fois il y avait quinze jours. Ça n’avait duré quelques secondes. Quelques secondes aussi apaisantes qu’éreintantes. Le silence, le calme, être seule dans ma tête, c’était si reposant! Cependant, pour y arriver je devais faire un effort conscient, pénible et épuisant. Avec de l’entraînement, j’y arriverais sans doute mieux. Pour aujourd’hui, ce ne m’était d’aucun secours, si ce n’était pour me justifier. Songer à quelqu’un m’infiltrait dans sa tête. Ma volonté ou ma culpabilité n’y pouvait rien. J’avais confiance en Paul. Je ne voulais pas l’espionner. Pourtant, si je n’arrivais pas à me concentrer ailleurs, ce serait inéluctable. Mon cœur, mon âme et… mes craintes, me tendaient vers lui. La certitude absolue n’existait pas. Il y avait toujours une faille, aussi infime put-elle être. Si Caroline devait la trouver, en user, perdrais-je Paul? Je me créais de lugubres scénarios, éprouvant durement ma foi.
Il avait été heureux de la voir. Il l’avait accueillie avec une embrassade affectueuse et lui avait montré la plante qu’il observait. Très vite, elle n’avait plus rien compris à ses explications enthousiastes. Ce sujet anodin avait été suivi par celui plus délicat nous concernant, nous et notre voyage à Arane. Il ne se fit pas prier pour entrer dans les détails. Il avait envie et besoin de partager ce qu’il avait vécu avec elle.
Une main claqua sur la table juste devant mon nez. Je sursautai.
– Que faites-vous?
– Ça ne se voit pas?
Il répéta en détachant bien chaque mot.
– Que. Faites. Vous?
– Ah! Vous voulez dire..?
Je désignai l’endroit où je fixais le regard.
– Il y a dû avoir un malentendu, mon document a disparu. Je ne voulais ni vous importuner, ni vous faire de remontrances. Heureusement, je touchais la table tout à l’heure, alors je peux…
Il m’interrompit en roulant des yeux, excédé.
– Par le cul poilu du Dieu-Père!
– Arming!
– Ça va! Nous sommes dans la demeure de la Déesse, non dans un temple. Je doute qu’Elle s’intéresse à Ses attributs, si Elle soucie de Lui.
J’aurais pu protester, m’offusquer. J’aurais peut-être dû… Si je n’avais eu mieux à faire et qu’il ne m’eût subtilement rappelé que j’étais la Grande Prêtresse d’une Déesse dont je ne savais à peu près rien.
– Allez-vous-en!
– Je vous demande pardon?
– Je vous l’accorde. Maintenant, sortez d’ici.
– Envisagez-vous sérieusement de me chasser de ma propre bibliothèque?
– Me l’avez-vous confiée, oui ou non?
Il soupira et caressa sa barbe d’un geste nerveux.
– Vous avez gagné. Revenez demain, après le déjeuner. Je commencerai à vous enseigner. D’ici là, je vais réfléchir à la meilleure manière d’aborder vos leçons et préparer votre premier cours. En attendant, vous n’avez rien à faire ici. Vous ne pouvez pas consulter les livres et vous me dérangez.
– Très bien.
Je me levai, très digne… et grotesque.
– Je vous autorise à faire ainsi. Soyez ponctuel à notre rendez-vous.
– Évidemment!
Son ton était sec, tranchant. Il ravala son irritation et son impatience pour grimacer les derniers mots.
– Ma reine…
Je sortis en réprimant un sourire. N’avoir été si perturbée, cela m’aurait davantage amusée. David avait eu raison. Je n’en avais pas douté. Par contre, avoir su son plan si efficace, je ne l’aurais pas si bien mis en œuvre. Qu’allais-je faire maintenant? Amélia dormait. Ils n’avaient besoin de moi ni à la cuisine, ni au salon. Je ne pouvais quitter le Sanctuaire sans avertir personne, trouver une raison valable… ou risquer de ne plus pouvoir satisfaire ma curiosité. Je n’allais, tout de même, pas à être réduite à me terrer dans l’un des deux jardins semi-extérieur ou l’un des salons du hall à regarder le temps passer!
Je décidai de retourner à la section d’habitation. Après tout, elle était vaste. Je trouverais bien un coin ou patienter sans gêner personne.
« – Papa est furieux. En es-tu conscient? »
Assis au pied d’un arbre, face à sœur, Paul haussa les épaules.
« – Je ne suis pas ravi non plus. »
« – Il s’est rendu à Redoussa avant-hier. Il a discuté avec Monsieur Cotaux. Il l’a convaincu de venir te parler. Il sera là au cours de la semaine. Il n’a pas su préciser quand. »
« – J’en suis heureux. C’est une excellente nouvelle! »
« – Vraiment? »
« – Tu as l’air surprise. »
« – Un peu… »
Elle soupira en secouant la tête.
« – Paul… Tout va si vite, il se dit tant de choses. Je ne savais plus que penser, que croire et je ne suis toujours pas certaine de le savoir. J’ai saisi l’occasion pour venir te voir. Notre père craignait ta réaction. Il m’a envoyée te persuader d’accepter cette rencontre. À l’entendre, ce devait être autrement plus compliqué. Je suis soulagée. Je te ferai prévenir dès l’arrivée de ton maître. Nous nous retrouverons à dîner chez père et… »
« – Catherine sera-t-elle conviée? »
Elle hésita avant de répondre.
« – Elle n’est plus la bienvenue sous son toit. »
« – Alors, moi non plus. »
« – Sois raisonnable! Il t’offre une chance de ne pas jeter ta vie aux orties! »
« – Oh! Mais, j’en suis conscient et lui suis redevable. Je réfléchissais justement à la meilleure méthode pour contacter mon maître sans m’éloigner d’ici. Je le rencontrerai ailleurs, voilà tout. Pour moi, c’est très simple. Si père n’accepte pas ma femme, il me rejette également. »
Je déambulais dans le jardin à la recherche d’un refuge calme et discret. Je m’arrêtai net, le souffle court. Sa femme…
« – Bon sang! Catherine n’est pas… Ce serait… Même pas… Dans les circonstances, ce ne serait même pas plus simple si elle l’était! »
« – À mes yeux, elle l’est. Il n’y aura jamais personne d’autre. Tu me connais assez pour savoir que ce ne sont pas des paroles en l’air. »
« – Ton obstination pourrait déchirer notre famille. Es-tu prêt à en prendre le risque? »
« – Tu ne t’adresses pas à la bonne personne. »
« – Il a répondu cela, lui aussi… Paul, je t’en prie, tu dois rentrer à la maison. Réconcilie-toi avec papa. Finalise ta formation. Catherine et toi avez toute la vie devant vous. Laisse-lui le temps de se calmer, tout sera plus facile. »
« – Comment qualifierais-tu un homme abandonnant sa bien-aimée en pleine tourmente pour revenir par beau temps, la bouche en cœur? J’ose croire que je ne suis pas aussi méprisable. Non… Si, là tout de suite, tu arrivais à me persuader de renoncer à ce que j’ai de plus précieux, je ne rentrerais pas. J’irais directement à Redoussa terminer ce que j’ai commencé. Puis je partirais, pour ne plus revenir. Je ne pourrais ni pardonner à notre père, ni le regarder en face et encore moins être si près d’elle en l’ayant perdue. Vous ne me reverriez plus. Si cela vous convient, faites-moi une faveur et oubliez-moi dès à présent! Le résultat sera similaire sans avoir à m’arracher le cœur. »
Caroline leva les mains en signe de reddition.
« – J’abandonne. J’espérais trouver un compromis… Que puis-je faire?! »
« – Dis-moi le fond de ta pensée. »
Elle hésita et prit le temps de formuler sa réponse.
« – Je voudrais revenir en arrière, à cet après-midi où tu nous l’as présentée… »
Et nous retenir. Ça, elle ne le dirait pas. Elle ne l’assumait pas.
« – Je voudrais pouvoir retrouver mes certitudes… Tout était tellement plus évident… J’ai peur. Les choses ont changé et je crains les séquelles pour notre famille. Mais papa a tort. Catherine ne mérite pas d’être ostracisée ou décriée. Si vos choix sont discutables, ta place est ici. Regarde-toi! Ton avenir n’a jamais été aussi incertain. Tu n’as jamais eu autant d’ennuis. Et tu n’avais jamais été aussi heureux et confiant. »
« – Alors, aide-moi. »
« – Comment? »
« – Fais venir mon maître ici. »
« – Es-tu fou? As-tu pensé à papa? »
« – Sincèrement, non. Un problème à la fois. Caroline ait confiance. Si je ne l’affronte pas maintenant et si je parviens à un accord avec mon maître, nous n’aurons pas atteint un point de non-retour. Il y aura de l’espoir. »
« – Qu’en pensera Catherine? Acceptera-t-elle de recevoir un étranger? »
Au lieu de répondre à sa sœur, il leva les yeux et les plongea au loin.
« Qu’en penses-tu, ma petite curieuse bien-aimée? »
Je rougis. Il ne regardait pas tout à fait dans la bonne direction, mais le message était clair. Je ne tardai pas à les rejoindre, souriant timidement.
– Alors?
– Il est le bienvenu. Il va s’en dire. Tu es ici chez toi. Tu n’as pas de permission à me demander pour recevoir qui bon te semble.
Caroline était rusée. Pour conserver certaines de ses amies d’enfance, tenir son rang dans la bonne société de Grimstone, soutenir son époux dans son travail et mener tout son petit monde à la baguette, elle avait appris à nager en eau trouble. Elle n’avait cessé de regretter de ne pas avoir été présente lors du retour de Paul. Aurait-elle pu empêcher la crise? Peut-être… ou pas… Essayer n’aurait pas été pire que de tenter de réparer les pots cassés. Elle avait trouvé sa mère hystérique, son père n’appréciant que le son de sa propre voix et Paul… inaccessible. Outre ses convictions et croyances personnelles, se rendre aux ruines maudites sans raison valable, particulièrement ces temps-ci, soulèverait des questions socialement inacceptables. Elle avait rongé son frein, espérant voir le frère prodigue montrer le bout de son nez. Son père lui avait offert la solution sur un plateau. Elle ne s’était pas portée volontaire pour autant. Elle avait si bien négocié, qu’à son départ, il se sentait redevable pour le service rendu. En fait, elle craignait de se retrouver coincée dans une position intenable. S’il avait le moindrement raison, son frère ne ferait pas preuve de bonne volonté. Si le premier mettait un peu d’eau dans son vin, il serait plus aisé de faire accepter au second d’en faire autant. Elle devait proposer une rencontre dans un endroit plus neutre si, comme c’était le cas, Paul devait refuser l’invitation à dîner. Nous venions de lui couper l’herbe sous le pied et comprenant que je n’avais pas manqué un seul mot de leur discussion, elle ne savait comment reprendre le contrôle. Soit! Elle s’avouait vaincue. Elle ferait le nécessaire. Elle réfléchirait à la manière de s’y prendre en même temps qu’à celle de gérer le fait de prendre si ouvertement notre partie.
Le lendemain, Grégoire m’attendait avec une mauvaise volonté affectée. Après réflexion, considérant mes capacités, il avait jugé peu judicieux de me faire ânonner tous les objets nous entourant en oealyssien. Il avait pris un livre au hasard. Nous le lirions ensemble, lentement. Il m’aiderait à le comprendre. Il me présenta tout cela comme une solution de facilité pour une corvée dont il voulait se débarrasser. Cette version aurait été plus crédible s’il ne m’avait pas préparé des exercices simples pour me permettre d’étudier l’alphabet et si j’étais parvenue à oublier le sujet du livre en question. Il avait choisi avec soin un manuel décrivant les bases du culte de la Déesse et le rôle des prêtresses. Il faisait preuve d’une délicatesse étonnante.
Étrangement, pour un homme aussi grognon, il était un excellent professeur. Il savait me donner des explications claires, faire preuve de patience quand j’en avais besoin et le démentir dès que ce n’était plus le cas. Pour ma part, j’étais une élève… compliquée. Je pouvais croire avoir tout saisi, tout retenu, en sa présence et dès que je me retrouvais seule, réaliser n’avoir rien appris. Lire dans ses pensées me facilitait la tâche, mais ne me donnait pas la science infuse. En résumé, ma première leçon fut de me montrer attentive, de ne pas me laisser distraire par un détail me semblant trop enfantin sur le moment. Sinon, il pourrait fortement me manquer par la suite.
Une routine s’établit. Je passai l’essentiel de mes journées dans la bibliothèque, enfermée, à me consacrer à mes études et partageai le reste de mon temps entre ma mère, Amélia et Paul. Quatre jours après la visite surprise de Caroline, elle m’offrit de nouveau une distraction.
L’après-midi était déjà bien avancé. Nous avions cessé la lecture depuis un petit moment et je me pratiquais à tracer mes lettres quand sa voix résonna dans ma tête.
« Catherine? Préviens Paul. Monsieur Cotaux et moi arrivons. »
Le maître paysagiste dissimulait son profond mécontentement sous un air enjoué et débonnaire. La désertion de son apprenti l’avait choqué avant de lui poser de nombreux soucis. Il avait fait preuve d’indulgence lors de la première visite de Monsieur Coulombe. La seconde, alors qu’il attendait le fils, repentant et prêt à se racheter, n’avait pas été aussi bien accueillie. Il lui avait raconté une telle histoire! Ça n’avait aucun sens. Son insistance l’avait lassé. Ce n’était pas à lui de sermonner le jeune homme! Son rôle se bornait à lui pardonner… s’il semblait le mériter. Dans le doute, il avait cédé. Peut-être Paul était-il réellement piégé. Et tout ça pourquoi? Se retrouver au centre d’une querelle familiale! Le principal intéressé n’était même pas présent! S’il ne voulait pas avoir voyagé pour rien, il devait subir cette excursion en forêt vers un lieu perdu, de soi-disant ruines maudites. Il pouvait oublier le délicieux dîner dans une demeure confortable. Il ne pourrait certainement pas se sustenter correctement là où ils allaient.
Paul et moi les attendions sur le parvis à leur arrivée. Je fus amusée de voir le masque de Monsieur Cotaux se fissurer pour exprimer une réelle surprise.
– Plutôt bien conservées pour des ruines…
– Bonjour Maître. Croyez-moi, vous n’avez pas fini d’être étonné. Mais d’abord, laissez-moi vous présenter la maîtresse des lieux, ma femme, Catherine.
Il me jaugea d’un œil critique et malicieux.
– La fameuse sorcière, je présume.
– Aux yeux de certains. Pour d’autres, je suis la reine d’Oealys et Grande Prêtresse de la Déesse du Sanctuaire de la Vie. Pour ma part, je considère être Catherine, simplement Catherine.
« Il faut en être une pour voler ce cœur insaisissable. »
– Et pour prendre le mien?
Déconcerté, il hésita une seconde avant de répondre.
– Est-il volage?
– En aucun cas!
– Alors ses beaux yeux ont dû suffire.
Je pouffai de rire.
– Vous ne me craignez pas.
– Pour être honnête, j’ai le sentiment tenace d’être plongé dans une énorme et mystérieuse machination. À part cela, il faut croire que pour un vieil homme, il n’y a pas de plus puissante sorcellerie que le sourire d’une jeune et jolie femme. Vous en viendriez à éclipser les causes moins agréables de ma venue.
– Je vous prie, Maître, entrons et voyons si saurez me pardonner.
Je laissai Paul le guider et pris amicalement le bras de Caroline pour l’accompagner.
– As-tu eu des difficultés?
– Je vais être déshéritée et ma sœur Ophélie ne devrait plus m’adresser la parole avant des mois. Je n’ai, par contre, pas réussi à déterminer si c’était par jalousie ou ressentiment.
Une fois passé le hall de la section d’habitation, donnant un accès direct d’un côté à la cuisine, de l’autre à un salon, nous pénétrions dans un immense dortoir, sur deux niveaux. Sur le pourtour, de nombreuses portes s’ouvraient sur les chambres et les salles de bains. À l’étage, elles étaient desservies par une galerie garnie d’une légère balustrade afin de libérer le centre jusqu’au toit vitré, lequel permettait d’admirer le ciel dégagé de cette belle journée. Autour d’une majestueuse fontaine en marbre blanc et en cristal s’étalait une incroyable verdure, ordonnée par des sentiers et des places où l’on pouvait s’asseoir.
– Par tous les Dieux… Quel est cet endroit?
Oubliés les réprimandes, les critiques, les fautes, les torts, la mauvaise humeur et Caroline et moi par-dessus le marché! Le maître et l’apprenti s’étaient retrouvés dans l’examen de la végétation disparue et des trouvailles de Paul. Je les laissai discourir et conduisis Caroline tout au fond, vers l’imposant escalier double. Entre les deux, une arche permettait d’accéder à un second dortoir, beaucoup plus petit, entourant la salle de musique. La section réservée à la famille royale se situait juste au-dessus. Dans son salon, du thé nous attendait.
Maman avait insisté. Je n’étais pas d’accord avec cette idée de nous faire servir, mais elle avait su avoir gain de cause. Le trajet était un peu long entre ici et la cuisine. La visite était importante et requérait de l’intimité. Je ne pouvais me charger de tout moi-même sans devoir y renoncer ou abandonner mes invités à leur sort. Au moment du dîner, elle le monterait dans notre salle à manger privée. Nous ne l’avions encore jamais utilisée. Ce serait une première. En attendant, Caroline et moi avions un peu de temps pour mieux faire connaissance.
Ils auraient jeûné. Ils n’auraient pas dormi. Peut-être, d’ici une semaine, se seraient-ils demandé pourquoi ils se sentaient si faibles. Afin d’éviter un tel drame, le repas prêt, je les avais envoyés chercher. Ils débattaient encore avec passion en nous rejoignant. Devant la table bien mise, l’estomac de Monsieur Cotaux se manifesta. Il songea à ses appréhensions et à son attitude depuis son arrivée et se sentit soudain très rustre. Avant de le laisser se répandre en excuses, je l’invitai à prendre place et à se restaurer.
Il mangea, perdu dans ses pensées, ayant du mal à s’intéresser à la conversation. Il ne s’était pas attendu à cela en répondant à l’appel d’un père. Qu’allait-il dire à Paul? Que pouvait-il lui dire? Qu’avait-il envie de lui dire!? Couper tout lien avec lui pourrait lui interdire l’accès à la chance de sa vie. Il ne pouvait passer à côté d’une telle découverte. Peut-être… peut-être que s’il demandait en échange…
– Seriez-vous prêt à un tel chantage?
– Madame?
Soudain, il déglutit. Il avait compris.
– Je vous poserai une seule question. Paul mérite-t-il d’être reconnu compagnon?
– La sincérité est de mise, je suppose.
– L’inverse n’a surtout aucune utilité.
– Oui. Si ce n’était de certaines conventions, il le serait déjà depuis longtemps. J’ai usé de ces dernières années pour le perfectionner et travailler son autonomie.
– Bien. Dans ce cas, faites ce qui est juste et pour le reste, demandez-le-moi gentiment.
– Vous accepteriez?
Je plongeai mon regard dans celui de Paul, empli d’amour, de fierté et de bonheur.
– Avec plaisir.
Je reportai mon attention sur son maître.
– Je ne poserai qu’une seule condition. Vous ne devrez sortir du Sanctuaire aucune bouture ou échantillon. Est-ce acceptable?
– Oui, bien sûr! Bien entendu, je… je…
Il était reparti dans ses pensées. Il se demandait s’il pourrait revenir un peu ici avant de retourner à Redoussa. Retrouverait-il le chemin tout seul? Comment allait-il organiser ses séjours. Les détails et les questions organisationnels tourbillonnaient dans sa tête. J’éclatai de rire.
– Si vous le souhaitez, vous pouvez passer la nuit ici. Je vous préparerai une chambre. Vous pourrez l’occuper quand il vous plaira.
Il en était ravi. Avant la fin de la soirée, nous buvions à la santé du nouveau compagnon.
Pendant un temps, Léon Cotaux regretta d’être un maître. Il aurait souhaité n’avoir ni responsabilités, ni apprentis. Une dispute avec son épouse lui fit refréner ses ardeurs. Au début du mois d’octobre, avant que ses visites ne devinssent plus rares, il nous apporta une nouvelle. L’intendant du duc de Balec avait sollicité une rencontre. Le contrat de Paul était remis en question. Pour être clair, il était révoqué. Il ne ferait en aucun cas affaire avec une personne m’étant liée. Si Monsieur Cotaux ne pouvait lui fournir un nouvel apprenti, il se débrouillerait autrement. Pour moi l’annonce était mauvaise. Pour mon amoureux, il en allait différemment. Il avait tant à faire au Sanctuaire! Il préférait me consacrer tout son temps. Et puis… Il fallait être lucide. Soit être mon concubin était rédhibitoire, soit travailler dans un environnement unique au service d’une reine était la meilleure recommandation qu’il ne pourrait jamais avoir.
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