Le coeur de l'Oealys, tome 1: La prophétie

La prophétie – Les trois premiers chapitres

Prologue

Le destin est une chose étrange. Certains y croient, d’autres non. Pour les uns, il s’agit d’une excuse facile afin de nier leurs responsabilités sur le cours qu’a pris leur vie. D’autres le remettent entre les mains des Dieux. Pour eux, leurs existences font partie d’un dessein plus vaste, qui les dépasse, et le bon comme le mauvais, tout a un sens, une raison d’être. Pourtant, peu importent nos croyances, depuis l’aube des temps, il est dans notre nature de chercher à contrôler cette insaisissable destinée.

Qui n’a jamais rêvé de connaître l’avenir? Qui n’a jamais espéré, lorsque les soucis nous accablent, avoir la certitude que d’heureux événements nous attendent au détour du chemin? Qui n’a jamais souhaité être en mesure de prévoir les difficultés inévitables jalonnant toute vie? Ce n’est pas un hasard si les diseuses de bonne aventure sont tant prisées dès lors qu’arrive dans un village une troupe de gitans. On aimerait tant pouvoir y croire, pouvoir les croire… Dans leurs cartes, dans leur boule de cristal, elles nous voient rencontrer le grand amour au marché ou à la sortie du temple… Elles nous voient nous brûler en préparant un repas ou être blessés très prochainement… Mais en fait… elles ne voient rien… Une illusion… Un jeu pour piéger les crédules, un divertissement pour les autres. Oh bien sûr, elles ne le diraient jamais ainsi et l’avoueraient encore moins. C’est leur gagne-pain. Briser les apparences leur serait néfaste. Elles n’y croient pas elles-mêmes pour autant. Je l’avais découvert lors d’une de ces rares occasions où je m’étais trouvée en leur présence. Leurs pensées les avaient trahies.

Pour ma part, j’ignore ce que j’aimerais croire ou tout simplement ce que j’aurais pu croire hier encore. Hier ou dans une autre vie, c’est du pareil au même. Toutes ces questions m’indifféraient tant alors. J’ai peu de certitudes, si ce n’est avoir été inculquée d’un fort goût de liberté. L’idée que ma vie puisse être inscrite dans un mystérieux grand livre quelque part, que rien de ce que je puis faire ou décider n’aurait d’incidence réelle, m’aurait certainement offusquée. Et voilà que j’apprenais que c’était peut-être le cas…

Loin des diseuses de bonne aventure, loin de tous ces charlatans qui pour quelques deniers sont prêts à vous « prédire » tout ce que vous souhaitez entendre, il y a les armings, les derniers possesseurs d’un antique savoir. Depuis des siècles, ils lèvent le regard vers le ciel et décryptent dans les étoiles l’avenir de ce monde. Au fil des époques, ils ont porté plusieurs noms, ont été connus de multiples manières. Ils ont traversé l’histoire plus ou moins discrètement selon les individus et la façon dont ils ont usé de leur connaissance. Ils ne sauraient vous dire si vous obtiendrez finalement cet héritage tant désiré. Ils ignorent si vous connaîtrez l’amour ou la solitude. À croire que le firmament se moque bien des pauvres hères que nous sommes. Ils ne savent voir que les grands changements, les événements majeurs qui arriveront et bouleverseront la vie des peuples et des nations. Et ce qu’ils voient se produit. À ce jour, ils ne se sont jamais trompés.

Il y a soixante-quinze ans de cela, l’arming connu sous le titre de prophète du roi annonça à son souverain ce que les étoiles venaient de lui apprendre :

« Avant que l’étoile du roi ne termine son cycle, verra le jour une enfant issue d’un peuple quasi oublié qui le fera renaître de ses cendres et ainsi bouleversera l’équilibre des pouvoirs. »

Je suis cette enfant. Il me plairait tant de prendre tout cela à la légère et même d’en rire, si le destin ne s’était mis en marche depuis longtemps. Je veux tout arrêter… Je retournerais en arrière pour l’empêcher si cela m’était possible. Le prix à payer a déjà été si lourd. Je porte sur mes épaules l’infamie de décisions et d’actes commis par d’autres, sur la foi de cette prophétie, alors que je n’étais encore qu’un songe. L’annonce de ma naissance n’a causé que morts et souffrances. Pourquoi continuerais-je? Pourquoi accepterais-je de suivre cette voie tracée pour moi, si tant d’innocentes doivent en faire les frais?

Me voici donc aux grilles du château d’Arane, vêtue d’un déguisement issu d’un autre âge. Derrière ces grilles, derrière ces portes, m’attend ma destinée, cette destinée dont je ne veux pas. Et ma seule et unique question est : « Mon sacrifice suffira-t-il à pallier quelque peu les fautes du passé? »

Chapitre 1

Mon voyage avait été long. Près de six mois s’étaient écoulés depuis cette froide matinée d’hiver où le père Ambroise m’avait confiée à cet homme de passage à Valish-le-bas, Nathan Lacroix. De cet homme, je savais alors bien peu de choses. Le prêtre m’avait dit qu’il était marchand. Depuis de nombreuses années, il venait régulièrement au village pour son commerce. Au fil des ans, il avait su démontrer son honnêteté, sa probité. C’était, aux dires du père Ambroise, un homme d’honneur et de cœur. Malheureusement, en ce bas monde, être quelqu’un de bien ne suffit à éloigner ni les problèmes ni les injustices. Dans un passé récent, il aurait eu de légers ennuis, rien de très alarmant, à ma connaissance, mais le soutien du prêtre lui aurait été d’un grand secours. Si celui-ci n’était pas entré dans les détails, j’avais néanmoins pu en déduire que le moment était venu pour Monsieur Lacroix de payer sa dette et ce paiement passait par moi. Je devais partir. Je ne le souhaitais pas, mais ce choix ne m’appartenait pas. On ne me l’avait pas laissé. C’était ainsi, tout simplement. Le père Ambroise avait passé des mois à se creuser la tête afin de trouver une solution pour me permettre de faire ce voyage. Je le savais. Une jeune fille de mon âge, orpheline et sans ressource, devant traverser le pays et surtout le faire en sécurité et sans sombrer dans le besoin, ce n’était pas évident. Pour lui, ce marchand avait été la réponse aux prières qu’il avait adressées au Dieu-Père. Il lui avait demandé non seulement de m’amener avec lui, mais également de prendre soin de moi. Il lui avait fait jurer sur sa foi et sur ce qu’il avait de plus cher qu’il veillerait à ce que je ne manquasse de rien, qu’il me conduirait aussi loin qu’il le pourrait vers le nord et qu’ensuite, il trouverait quelqu’un, une bonne âme en qui il aurait confiance, pour prendre le relais.

Ce fut ainsi que je quittai mon village et tout ce que je connaissais, tout ce que j’aimais. Des mois plus tard, je sentais toujours sur mon front la chaleur du baiser du père Ambroise. J’entendais encore résonner à mes oreilles ses ultimes paroles d’encouragement. Des mots auxquels je n’avais su répondre, trop préoccupée à serrer les dents pour empêcher mes larmes de couler et ma supplique de s’échapper. Il avait été pour moi ce qui avait été le plus près d’un père… le seul père que je n’avais jamais connu. Je ne voulais pas partir. Je ne voulais pas le quitter. Pourtant, à sa demande, j’étais montée sur le traîneau et avais pris place près de Monsieur Lacroix. J’avais serré contre moi le petit bagage contenant l’ensemble de mes possessions, résolue à être courageuse. L’attelage s’était ébranlé. Il s’éloignait lentement lorsque j’avais tourné la tête pour jeter un dernier regard derrière moi. Sur mes joues avaient coulé des larmes traîtresses. Je n’aurais finalement pas réussi à les contenir. Le père Ambroise m’avait adressé un triste sourire et à cet instant j’avais su qu’il avait compris, qu’il avait tout compris. Ça n’avait aucune importance qu’au moment de partir j’eus été muette. Tout ce que j’aurais pu dire, tout ce que j’aurais voulu lui dire, il le savait déjà.

Ce soir-là, je fis connaissance avec la famille du marchand. Je ne ferai pas preuve de mauvaise foi ou d’ingratitude et l’admettrai volontiers, les choses auraient aisément pu être pires. Madame Lacroix était une femme charmante qui, touchée par ma situation, m’accueillit à bras ouverts. Elle me reçut telle une parente éloignée et non comme l’étrangère qu’on lui imposait sans lui demander son avis, ce qui aurait été plus près de la réalité.

Je devais demeurer trois semaines en leur compagnie. Durant mon séjour, je gagnai ma pitance et les remerciai de leur hospitalité en prêtant main-forte à Madame Lacroix pour tenir sa maison. Mon aide dut être appréciée car, lorsque Monsieur Lacroix tint parole et me confia à une connaissance pour la suite de mon voyage, son épouse ne prit pas la nouvelle de gaieté de cœur. De son propre aveu, elle regretterait ma présence. Elle me serra très fort dans ses bras, me souhaita bonne route et m’assura à plusieurs reprises que je serais dans ses prières.

Ce fut le début d’une longue chaîne dont les Lacroix ne constituèrent que le premier maillon. À bien y songer, l’idée du père Ambroise était terrifiante. Ma foi en lui était telle qu’à l’écouter, en sécurité au temple, je ne l’avais pas remise en question. Pourtant, il s’agissait de me faire passer de mains en mains, d’étrangers en étrangers, sans recours possible. Certes, Nathan Lacroix avait su, à juste titre, gagner l’estime du prêtre. Était-ce une garantie pour la suite? Ça aurait pu si mal tourner… Avais-je eu de la chance? Les Dieux avaient-ils veillé sur moi? Avaient-ils écouté les prières de ce père se souciant tant de moi? Quoi qu’il en fût, si le voyage fut long, jamais je n’eus à en souffrir. J’eus vite l’impression d’être un précieux colis qu’on se transmettait avec la plus grande précaution.

Le printemps chassa l’hiver. Je passai mon quatorzième anniversaire sur les routes, en compagnie d’une famille rentrant chez elle après une visite de quelques jours à des proches, dans l’oubli et l’ignorance. Ce jour-là, je m’étais demandé si quelqu’un, quelque part, avait songé à moi… Puis enfin, vint le moment tant redouté qu’attendu. Juin débutait. Les journées étaient belles et le climat favorable aux déplacements. Un couple d’un certain âge, dont la fille était partie vivre à Grimstone après son mariage, avait décidé d’en profiter pour lui rendre visite. Les occasions de la voir et de passer un peu de temps en sa compagnie et celle de leurs petits-enfants étaient si rares. Ils saisissaient chacune d’entre elles. À la demande de la dernière personne en liste à avoir bien voulu s’occuper de moi, ils acceptèrent de m’amener jusqu’à ma destination finale. Toutefois, pour être franche, je n’étais pas pressée d’y arriver. La routine établie avait un petit quelque chose de rassurant, de réconfortant. Chaque jour, j’ignorais de quoi demain serait fait. Je ne savais jamais si je devrais repartir très vite ou si j’avais le temps de m’installer, mais ça n’avait aucune importance. Ce n’était pas comme si j’avais eu d’autres options. Il m’avait suffi de me laisser porter par les événements. Je n’avais rien à décider, il y avait toujours quelqu’un pour me guider, me dire ce que je devais faire. Peu importait où je me trouvais, je savais que ce n’était que temporaire. Autre chose m’attendrait toujours, une autre personne pour me tendre la main… À Grimstone, ce serait terminé. Le dernier bout de chemin, je devrais le faire seule et une fois arrivée… je n’aurais nulle part ailleurs où aller.

Bercée par les cahots de la route et le bruit régulier du pas du cheval martelant le sol, j’espérais vainement la venue d’une bienheureuse somnolence. M’y abandonner m’aurait peut-être soulagée un peu de l’angoisse me submergeant lentement, plus approchait le terme de mon voyage. Si je n’eus pas cette chance, je ne gardai pas moins les yeux obstinément clos. Je refusais de regarder le paysage changer, la ville se profiler à l’horizon. Je ne voulais pas connaître la provenance des bruits et des voix autour de moi. Je ne voulais rien voir. Comme si de nier aurait pu tout faire disparaître. Comme si à force de m’entêter j’aurais finalement pu découvrir qu’il me restait encore des semaines de trajet ou mieux encore, n’être jamais partie… Mais à quoi bon me raconter des histoires. Trop tôt, beaucoup trop tôt à mon goût, la charrette s’arrêta et je n’eus plus qu’à compter les secondes me restant avant de faire face à la réalité.

– Mademoiselle? Mademoiselle Dubois?

À mon grand regret, j’ouvris les yeux. Le vieil homme s’était tourné vers moi. Il me dévisageait avec sollicitude.

– Nous y sommes, Mademoiselle Dubois. Vous souhaitiez bien que nous vous déposions ici, n’est-ce pas?

Je fis la dernière chose dont j’avais envie. J’observai l’endroit où nous nous trouvions. La gorge serrée, un étrange poids comprimant ma poitrine, je découvris la place du marché, vivante et colorée. J’étais arrivée. Désormais, certaines choses seraient trop compliquées, voire impossible à expliquer. Il valait donc mieux en rester là.

– Oui… Je vous remercie de votre aide et de votre gentillesse. Soyez bénis.

Sur ces mots, je mis pied à terre avec l’atroce sentiment de quitter mon ultime refuge. C’était bête. Ça n’avait aucun sens, mais le vertige qui me saisit, dès le premier pas, n’arrangea rien.

– Eh bien, ce fut un plaisir de faire votre connaissance, Mademoiselle Dubois. Peut-être aurons-nous l’occasion de nous recroiser un jour.

– Arnold, attends… Mademoiselle Dubois…? Catherine?

Je m’accrochais à mon bagage telle une noyée aurait serré contre elle sa dernière planche de salut. J’étais submergée par une sensation bizarre. C’était… familier et douloureux. Je n’arrivais pas à l’identifier clairement, mais avais l’impression d’être poignardée en plein cœur.

Madame Bouillette retenait son époux, sa main posée sur la sienne. Sa réticence ne m’étonnait guère. Je n’avais aucune difficulté à imaginer comment je devais paraître à ses yeux. Une pauvre jeune fille à l’air égaré, vêtue d’une robe trop courte et ajustée. J’avais bien grandi depuis mon départ. Peut-être lui semblais-je également un peu trop pâle. Je me sentais si mal et mes longs cheveux noir de jais avaient tendance à laisser croire mon teint plus clair qu’il ne l’était réellement. Sans oublier ma totale inaptitude à mentir ou à dissimuler mes sentiments. Mon visage trahissait la moindre de mes émotions. Pour me taquiner on m’avait souvent dit que si les yeux étaient le reflet de l’âme, dans mon cas, le vert des miens en était une fenêtre grande ouverte.

– Êtes-vous certaine qu’on peut vous laisser? Est-ce que tout ira bien?

Je me retins avec peine de m’écrier : « Non! ». Non, rien n’allait, rien n’irait, je voulais rentrer à la maison, retourner chez moi! Seulement, ma maison était abandonnée et déserte depuis maintenant trois ans, depuis la mort de ma mère et de notre cousine Victoria. Après cela, le père Ambroise m’avait recueillie au temple, mais je n’étais plus une enfant… et très bientôt, même la présence de sa sœur n’aurait su faire taire les ragots. S’il m’avait affirmé que j’y serais toujours chez moi, il m’avait également expliqué que je ne pouvais plus y demeurer. L’intérêt qu’il me portait aurait trop facilement pu être déformé par des personnes mal intentionnées et causer beaucoup de torts. De plus, le dernier vœu de ma mère avait été que je fus confiée à sa sœur et il lui avait promis de le respecter. Mon voyage était sans retour. Répondre honnêtement à la question était inutile. La veille encore, ces gens ne me connaissaient pas. Aussi réel et sincère que fut le souci de Madame Bouillette à mon égard, son interrogation n’en était pas moins pour la forme. Elle désirait simplement être rassurée afin de pouvoir prendre congé l’esprit en paix. Si je lui dévoilais le fond de ma pensée, elle serait embarrassée. Elle ne saurait que faire de moi. Ils s’étaient engagés à me conduire jusqu’ici, rien de plus…

Incertaine de pouvoir parler sans me trahir plus qu’il ne serait possible d’ignorer, je me contentai de confirmer d’un hochement de tête. Je tentai bien un malheureux sourire forcé, mais réalisant qu’il tirait davantage sur la grimace, je n’insistai pas trop. Les époux échangèrent un regard dubitatif. Peut-être en vinrent-ils à la conclusion qu’ils ne pouvaient rien faire de plus, car après m’avoir saluée, ils s’éloignèrent.

Je demeurai seule. Je me sentais insignifiante et délaissée, au sein de cette foule étrangère. Je n’étais plus rien. Je n’étais plus personne. Pour la première fois de ma vie, j’étais livrée à moi-même. S’il devait m’arriver malheur, si je devais disparaître, quelqu’un s’en soucierait-il? Quelqu’un s’en apercevrait-il? Y aurait-il y quelqu’un pour prévenir le père Ambroise? Je me secouai. Je ne devais pas me laisser envahir par de sombres pensées… Ma situation n’était pas irrémédiable. La ferme de mon grand-père, où vivait ma tante Alice, était désormais tout près. Je connaissais le chemin, en théorie. Le marché en était un excellent point de départ. D’où ma demande d’y être conduite. Il était contigu à la grande place. Celle, centrale, autour de laquelle s’articulait la ville. Si de nombreuses rues et ruelles la rejoignaient, le plus intéressant pour moi était les deux artères s’y croisant dont l’accès était marqué aux quatre points cardinaux par des arches. J’apercevais celle de l’est. Il me fallait la franchir, traverser la place, passer sous celle de l’ouest et poursuivre sur cette voie. Après un petit moment, les maisons se distancieraient. Elles se feraient de plus en plus rares. Je quitterais alors la partie citadine de Grimstone pour entrer dans sa zone agricole, une large bande de fermes l’encerclant de toutes parts. Celle de mon grand-père se situait dans la portion ouest, légèrement vers le nord, non loin de la forêt. La route y menant serait visible dès que j’émergerais en rase campagne. On m’avait enseigné tout cela dès mon plus jeune âge, à une époque bénie où ça ne m’était d’aucune utilité. Tout comme on m’avait appris que, chemin faisant, si je tournais la tête vers le nord, j’apercevrais le château du duc de Balec… C’était simple. Il me suffisait de marcher, d’avancer… de mettre un pied devant l’autre… mais, je n’y arrivais pas… J’étais paralysée. Ça allait au-delà de ce sentiment d’abandon, au-delà de l’angoisse due au voyage et à l’incertitude. C’était… ce je ne savais quoi d’oppressant propre à ce lieu. Du moins, le présumais-je. Je me sentais relativement bien avant d’ouvrir les yeux.

Je balayai le marché du regard. Qu’avait-il de particulier? J’en avais vu plusieurs comme celui-ci depuis Valish-le-bas. Certes, il était l’un des plus imposants, mais mis à part cela… Ici comme ailleurs, les gens vaquaient à leurs occupations, les attelages traversaient la place. Des badauds se promenaient. Ils animaient les lieux de leurs rires, de leurs discussions ou de leurs querelles. Dispersés un peu partout, dans un fouillis organisé, les nombreux étals ornaient le paysage de leurs multiples couleurs vives et embaumaient l’air de divers parfums. Les marchands s’égosillaient à vanter leurs produits aux passants, ne leur promettant que le plus beau, le meilleur, le plus frais. Certains m’étaient familiers, tandis que d’autres manquaient à l’appel. Par exemple, l’étal de confiseries de Monsieur Monier n’était pas là. En lieu et place se tenait une jolie jeune vendeuse de fleurs au sourire radieux. Puis… cette boutique, là-bas tout au fond, dans mes souvenirs, sa porte était bleue et non rouge!

Mes souvenirs ? Le sol se déroba sous mes pieds. J’eus l’impression de basculer dans le vide, de faire une chute vertigineuse. Le pavé heurta mes genoux, écorcha l’une de mes paumes. Je portai vivement l’autre main à ma bouche afin d’étouffer un sanglot. Je n’arrivais plus à respirer, ni à voir distinctement à travers mes pleurs. J’avais enfin compris… Maman… Elle m’avait si souvent parlé de sa ville, de cet endroit. Tout était si clair dans sa mémoire. J’en avais perçu les images. Depuis mon arrivée, ces dernières s’imposaient à moi, se confondaient avec ce que je pouvais réellement voir. Je reconnaissais plusieurs de ces marchands, malgré l’œuvre du temps. Là, il y avait cet étal où elle aimait acheter des fruits pour en faire des tartes dont son père raffolait. Une vieille femme le tenait alors. Elle s’était prise d’affection pour elle et souvent, lui faisait goûter une pomme, une prune ou une cerise pour le simple plaisir de lui offrir une petite gâterie. La vieille n’était plus, un homme avait pris sa place. Était-ce son fils ? Et cette boutique où elle se procurait du tissu. Était-ce bien la même? Elle ne se ressemblait plus… La tête me tournait. Les images du passé et du présent tourbillonnaient et se brouillaient à travers le voile de mes larmes. J’avais envie de hurler. Je n’avais jamais été confrontée à cela auparavant! Je ne m’étais jamais rendue dans un lieu pour la première fois en en ayant autant de souvenirs.

Je tremblais de tous mes membres. Ça ne me surprenait plus. Il n’y avait rien, absolument rien ici qui fut à moi, qui m’appartînt en propre. Rien auquel je pouvais me raccrocher. J’étais une intruse. J’étais chez elle, mais elle n’était pas là. Elle ne serait plus jamais là. Tout ici me rappelait ma mère et éveillait le manque cruel que j’avais d’elle.

– Mademoiselle? Tout va bien, Mademoiselle?

Je levai la tête. Une jeune femme m’observait avec un mélange de curiosité et de compassion. D’un côté, elle tenait un panier contenant ses emplettes et de l’autre une jeune enfant, aux joues bien roses, se pendait à son bras.

– Elle a quoi la demoiselle, maman?

Je regardai autour de moi. Elles n’étaient pas les seules dont j’avais attiré l’attention. D’autres regards convergeaient en ma direction, dont celui d’un garde. Dès que je le vis venir vers moi, je retrouvai cette capacité à me mouvoir qui m’avait désertée depuis un moment. Je m’emparai de mon bagage et sans un mot, je m’enfuis. Je m’engouffrai dans la première ruelle venue. Peut-être ne cherchait-il qu’à savoir s’il lui était possible de me venir en aide, mais je ne voulais, ne pouvais répondre à aucune question.

Je courus aveuglément. Je débouchai sur une rue, puis une autre et encore une autre. Je ne m’arrêtais que pour tourner et retourner sur moi-même. Je cherchais vainement mon chemin. J’étais complètement égarée et de plus en plus affolée. J’avais une telle envie de m’effondrer dans un coin. Je m’y cacherais roulée en boule et j’y sangloterais jusqu’à l’épuisement et l’oubli. Je l’aurais fait si, dès qu’un passant posait son regard sur moi, je n’avais été prise de panique et n’avais repris ma course éperdue. Hasard ou fatalité, les maisons se raréfièrent peu à peu. J’ignorais vers où je me dirigeais et je m’en moquais. Cette ville était devenue un piège, un labyrinthe étouffant. Il se refermait sur moi et tentait de me retenir prisonnière. Si devant moi se trouvait une issue, quelle qu’elle fut, j’y fonçais!

Je m’élançai à corps perdu vers mon salut et fus frappée de plein fouet par le paysage. L’horizon se bordait de verdure boisée. Cette forêt, si chère à ma mère et à cousine Victoria, je l’aurais reconnue entre mille. Je me fourrai un poing dans la bouche. J’étouffai un hurlement en gémissement plaintif. J’avais retrouvé un point de repère facilement identifiable. N’aurais-je pas dû m’en sentir soulagée? Peut-être, si de nouvelles images n’avaient surgi dans mon esprit. Elles s’y bousculaient, m’agressaient. Elles étaient si nettes. J’avais définitivement l’impression de devenir folle. Tant de souvenirs… Là… À une centaine de mètres au nord… Cette route… Elle menait à la ferme de mon grand-père. Ma mère l’avait empruntée d’innombrables fois. Je l’imaginais sans mal y avancer… Je… Je la voyais… Je voyais une jeune femme marcher en direction de la ville… Elle était revenue! Elle était ici! Non… C’était impossible… J’avais des visions… Je perdais la tête… Sauf que… Elle était bien réelle. Elle approchait et n’avait rien de commun avec maman… Comment avais-je pu les confondre?

Je restai immobile. J’attendis. J’observai l’inconnue s’engouffrer dans la cité et alors seulement, je rejoignis et empruntai à mon tour ce simple chemin de terre battue. Je ne courais plus. Je ne le pouvais plus. Je n’en avais plus la force. Chacun de mes pas me semblait si lourd… J’avançais et c’était tout. Mettre un pied devant l’autre était devenu ma finalité.

À une bifurcation, je tournai machinalement. Je n’étais plus très loin. J’apercevais la ferme, la maison. Cette maison où maman était née, où elle avait grandi… Elle était ici… Elle n’y était pas… Entendais-je sa voix, son rire? Ou était-ce une illusion? Elle n’était plus… Elle était là… Je ne la trouverais pas… Elle me manquait… J’avais besoin d’elle… Plus j’approchais et pire c’était. Je m’arrêtai à quelques mètres de l’entrée. Je fixai bêtement l’huis, incapable de faire un pas de plus. Quelques minutes s’écoulèrent, à moins que ce ne fût des heures ou des siècles… La porte s’ouvrit. Un relent de panique me poussa à fuir, encore, mais je restai là, pétrifiée. Une femme était sortie. Elle avait des cheveux d’un blond doré, relevés en un simple chignon… Des traits familiers… Un visage tendrement aimé… Un regard si semblable au mien… Elle s’approcha de moi. Elle me souriait.

– Bonjour, puis-je vous aider?

– Maman…

J’étais bien. Allongée sur mon lit, je me reposais. Je savourais ces précieuses secondes avant d’ouvrir les yeux. Celles où flottant entre les songes et l’éveil, je retenais la brume des beaux rêves et chassais celle des mauvais. J’avais fait un cauchemar. Il était horrible, mais c’était terminé. Ce n’était qu’un rêve et il ne pouvait survivre au matin. Déjà, il se dissipait.

– Combien de jeunes filles de son âge pourraient m’appeler maman avant de s’évanouir?

La voix féminine et impatiente me ramena brutalement à la réalité. J’ouvris les yeux et me redressai. Je n’avais pas rêvé!

– N’importe quelle mendiante désirant attirer l’attention. C’était efficace, avoue-le!

Une autre femme… méprisante… J’entendais clairement. La conversation était à peine étouffée. Qui qu’elles pussent être, elles ne devaient pas être très loin, tout à côté.

– Portant à son cou une chevalière aux armoiries de Balec?

L’effroi me saisit à la gorge. J’observai autour de moi. Où étais-je? Qui étaient ces femmes? Que s’était-il passé? Je me souvenais… J’avais cru voir maman… Puis, ça avait été le noir total… Et maintenant… Elles avaient reconnu ma bague… J’étais en danger!

– Bonjour!

Je sursautai et me rejetai vivement en arrière, ramassée sur moi-même. Je manquai de peu, par la même occasion, de perdre l’équilibre et de chuter en bas du lit. Une frêle fillette aux nattes blondes et à l’air extatique me dévorait de ses yeux noisette. Comment n’avais-je pas remarqué cette petite chose agenouillée sur le lit près de moi?

– Doucement… Maman a dit que tu devais attendre ici et je dois prendre soin de toi!

Apparemment, rien n’aurait su lui faire davantage plaisir. Elle réussit, aussi incroyable que cela put paraître, à élargir un sourire déjà fendu jusqu’aux oreilles.

– Tu auras fait erreur ou alors… Elle l’aura volée!

– Corine! Ne sois pas ridicule! Quelle mendiante irait à Valish-le-bas voler l’alliance de ma sœur dans l’unique but de jouer une comédie devant notre porte? Non! J’en ai assez entendu! J’ai trop souvent vu cet emblème pour le confondre! Et si ça ne suffisait pas, Louis avait fait graver leur nom à l’intérieur. Il n’y a pas d’erreur possible.

Je poussai un profond soupir de soulagement. Mes origines me menaçaient. En faire mention était suicidaire. À cette règle s’appliquaient deux exceptions. La première était le père Ambroise. La seconde, évidente, était la famille de ma mère. Si le choc et l’inconscience m’avaient embrouillé l’esprit, une à une les pièces se remettaient en place, s’assemblaient. Je me remémorais. Je comprenais. J’étais chez grand-père, bien sûr, et je n’avais pas eu d’hallucination. J’avais vu maman… ou presque… C’était sa jumelle, ma tante Alice…

– Bien! Dans ce cas la question est réglée!

– C’est-à-dire?

– Nous en avions débattu le jour où tu as reçu la lettre de ce père je ne sais plus qui. Nous nous étions mis d’accord. Cette bâtarde n’a rien à faire ici!

La voix méprisante avait pris un tel accent joyeux et victorieux, elle me donna la nausée. Ils ne voulaient pas de moi… J’enfouis mon visage entre mes genoux pour y dissimuler de nouvelles larmes. Qu’allais-je faire? Qu’allais-je devenir?

Deux petits bras m’enlacèrent en un geste affectueux de réconfort.

– Aie confiance en maman.

La fillette avait doucement murmuré à mon oreille. Je relevai la tête un tantinet pour la regarder. Elle souriait toujours. Elle était si mignonne et adorable. Ça lui était facile de parler de confiance et même d’y croire. Après tout, que risquait-elle? Ce n’était qu’une enfant. Sa mère était là et veillait sur elle. Ce soir, elle s’endormirait dans son lit chaud et douillet, en sûreté. Elle n’avait aucune inquiétude à avoir.

Elle profita de mon geste, se glissa sous mon bras et vint se blottir contre moi. Si en théorie, elle m’enlaçait, à nous voir ainsi j’eus l’impression d’être redevenue une enfant serrant sa poupée contre son cœur afin d’apaiser ses craintes.

– Catherine n’est pas une bâtarde!

– C’est sujet à caution…

– Je ne te permets pas de l’insulter!

– Alice… Je t’en prie…

Une troisième voix, masculine cette fois, trop jeune pour être celle de mon grand-père… Elle était très lasse. Quelqu’un ou quelque chose semblait l’ennuyer énormément. Restait à savoir quoi.

– Ne me dis pas que tu l’approuves!

– Non… Bien sûr que non. Seulement, Catherine…

– Je ne te reconnais plus, Thomas. Comment peux-tu envisager de chasser la fille de Marie!

Thomas… Ma mère avait un frère s’appelant Thomas. Si la femme luttant pour moi était bien ma tante Alice, alors je pouvais aisément présumer que lui devait être mon oncle.

– Réalises-tu dans quel embarras tu nous as mis? Tu aurais dû écrire à ce prêtre depuis des années. Qu’allons-nous faire d’elle maintenant…

– As-tu vraiment cru que je pourrais faire une telle chose, que je…

– Ne penses-tu pas qu’il a surtout pu croire en toi?

La dénommée Corine mit un tel plaisir à interrompre ma tante de sa suave morgue satisfaite, ça me fit froid dans le dos.

– Je te demande pardon?

– Tu avais promis de respecter notre décision. L’aurais-tu oublié?

Un lourd silence s’abattit. Sans trop y penser, je serrai un peu plus contre moi ma petite poupée. Sa voix chantante chuchota à mon oreille.

– Il ne faut pas t’inquiéter.

J’aurais voulu réussir à lui rendre son sourire, la remercier d’une manière ou d’une autre d’être là pour moi, mais je n’y arrivais pas. J’avais beaucoup trop peur.

– C’est vrai, tu as raison.

Ma tante Alice semblait résignée… vaincue… En quelques mots, elle scellait mon sort… me condamnait…

J’étouffais. J’allais être malade. Percevant ma détresse, la gamine se lova contre moi plus encore, comme pour me rappeler de garder foi en sa mère. Je finissais par jalouser son innocence, cette croyance inébranlable qu’un enfant peut avoir en ses parents, en une fin heureuse. J’avais eu la même…

– Enfin! Ce n’est pas trop tôt! Reconnais-le, plus vite elle sera partie et mieux ce sera pour tout le monde. Que de temps perdu avec cette malheureuse histoire. Il faudrait se hâter de préparer le dîner, les enfants vont avoir faim.

– Charge-t’en toi-même, Corine. J’ai autre chose à faire.

Le bruit d’une chaise raclant le sol ponctua les paroles de ma tante.

– Q… qu…quoi?

N’avoir été aussi mal… et concernée… peut-être aurais-je ri du pathétique de la situation. Après avoir fait preuve d’une joie féroce à l’idée de me jeter à la rue cette femme semblait purement et simplement paniquée à celle de préparer un banal repas.

– Oui, c’est vrai j’ai promis de respecter votre décision, mais à aucun moment je n’ai prétendu en être solidaire. Puisqu’elle est irrévocable, je sais ce qu’il me reste à faire. Le temps de préparer mes bagages et ceux d’Amélia, puis nous partirons toutes les trois.

– Alice, tu ne peux pas faire ça…

Étrangement, j’étais plutôt encline à être d’accord avec mon oncle Thomas. Si la déclaration de ma tante m’avait fait chaud au cœur, si elle m’avait offert un second souffle et fait naître quelques espoirs, elle m’avait également submergée d’une vague de culpabilité. Me faire rejeter de la sorte était horrible… Supporterais-je de les entraîner avec moi de surcroît?

– Crois-tu pouvoir m’en empêcher? Marie m’a confié sa fille! À moi, entends-tu? Et ça, rien ni personne ne saurait me le faire oublier. J’offrirai à Catherine un foyer. Si vous refusez de m’y aider, je m’assurerai qu’elle l’ait malgré tout, malgré vous.

Cette tante n’avait été pour moi que des mots sur du papier et de vieilles histoires du passé. Je ne la connaissais pas. Elle ne me connaissait pas. Pourtant, elle se souciait de moi. Elle était prête à se sacrifier pour moi. Étais-je inconsciente? Étais-je égoïste? Je ne protestai pas. Je ne bougeai pas. Je restai à l’abri dans cette chambre et m’abandonnai à un élan de gratitude et d’affection envers elle.

– Où vas-tu aller? Songe un peu à Amélia…

– Quelle importance, Thomas! Qu’elles passent une ou deux nuits dans le caniveau. Ça lui sera des plus salutaires. Tu verras, elle reviendra très vite nous supplier de les reprendre et appréciera davantage notre générosité.

– Je demanderai l’hospitalité à Désirée ou Bertrand. L’un et l’autre n’ont eu de cesse depuis leur mariage de m’adjurer d’emménager avec eux. La dernière tentative de Désirée remonte à la semaine dernière. J’ai bon espoir d’être bien accueillie chez au moins l’un des deux. Marie a tant fait pour nous, Thomas. Ça me désole que tu l’aies oublié, mais ça ne signifie pas pour autant que ce soit le cas de tous.

– Ça suffit! Personne ne s’en va. Il est hors de question de mettre à la porte l’un de mes enfants.

Une seconde voix masculine, plus âgée… Était-ce… mon grand-père? Était-ce possible? Aurait-il pu être là, silencieux, durant tout ce temps?

– Merci, papa…

Le soulagement de ma tante était palpable. J’étais sidérée. Le débat était clos. Tout avait été dit. La partie était jouée. J’avais perdu! Non..? Une autre partageait cet avis.

– Mais enfin, Thomas, dis quelque chose! Nous n’allons tout de même pas garder cette fille sous notre toit!

Le retournement inattendu de la situation déplaisait à Corine. Son exclamation était scandalisée, voire dégoûtée. Serait-elle entendue? Pourrais-je rester? En réponse, la voix de grand-père tonna.

– Je ne suis pas encore mort! Il serait bon de s’en souvenir. Tant qu’il me restera un souffle de vie, cette maison sera avant tout la mienne et je compte bien y recevoir qui bon me semble.

Il ne s’adressait pas à moi. Je ne m’en recroquevillai pas moins, craintive. J’étais ridicule. La fillette le prouva en pouffant de rire dans mes bras.

– Thomas, nous avons du travail à terminer avant le dîner.

– J’arrive, papa…

J’entendis les bruits de chaises repoussées, de pas, le grincement d’une porte. Était-ce terminé?

– Alice… moi non plus… tu sais… je n’ai pas oublié…

Sitôt, la porte se referma. Oncle Thomas n’attendait ou ne souhaitait pas de réponse à ses quelques mots navrés.

– Es-tu fière de toi? Je te préviens, il est hors de question qu’elle s’approche de près ou de loin de mes enfants et je refuse de l’avoir entre les jambes!

Le mépris de Corine s’était mué en fiel coulant littéralement de ses lèvres.

– Si seulement… Je prendrai ça pour une promesse, si tu le permets, et saurai te la rappeler à l’occasion.

L’hilarité de la petite fille redoubla. Je n’y comprenais rien. Qu’y avait-il de si drôle? J’y réfléchissais lorsque la porte de la chambre s’ouvrit. Maman… Non, ce n’était pas elle… Tante Alice entra. Elle prit soin de refermer derrière elle avant de venir s’asseoir à mes côtés sur le lit. Je l’observai. Je dévorai avec avidité le moindre de ses gestes, de ses traits, incapable de détourner le regard. Elle lui ressemblait tellement…

– Bonjour Catherine. Sais-tu qui je suis?

La question était rhétorique. Elle était le souvenir de ma mère ou son vivant reflet. Je hochai la tête pour lui répondre. J’avais la gorge si nouée. J’en avais perdu l’usage de la parole.

– Ça va mieux?

Je ne répondis pas. Je ne savais que dire. Ce n’était pourtant pas un piège! À cet instant précis, mon univers entier était centré sur elle et rien d’autre n’existait ou n’avait de sens. Je la fixais, bouche bée, d’un air idiot. D’une douce caresse, elle dégagea de mon front une mèche folle échappée de ma natte.

– As-tu fait connaissance avec ta cousine Amélia?

– Elle n’est pas très bavarde, sais-tu maman! Elle n’a rien dit du tout. Mais moi, j’ai bien pris soin d’elle!

Amélia m’embrassa sur la joue, un baiser vif et léger, accompagné d’un air mutin irrésistible et enjoué. Son petit jeu amusa ma tante.

– Est-elle revenue à elle depuis longtemps?

– Elle a presque tout entendu…

Je m’étais plu à croire qu’Amélia n’avait rien saisi à la récente discussion ou à ses enjeux. Je m’étais imaginé qu’avec cœur, générosité et fierté elle s’était simplement acquittée de sa tâche. Je n’en étais plus aussi certaine. Son imperturbable sourire se tordait en une grimace chagrine. Avais-je eu raison à son propos ou tout ce temps, n’avait-elle songé qu’à moi, qu’à alléger ma peine?

Ma tante soupira.

– Je suis vraiment désolée, Catherine. J’aurais préféré t’éviter tout cela.

– Je… je vous… demande pardon… de… vous avoir… causé… des ennuis… ma tante…

J’avais fait un énorme effort et pour quel résultat? Je ne reconnus pas ma voix dans ce faible murmure bredouillant.

– Ne dis pas de sottises. Tu n’y es pour rien, je t’assure.

Tendrement, elle prit mon visage entre ses mains. Elle plongea son regard dans le mien.

– Ma chérie, écoute-moi. Tu ne dois pas t’inquiéter. Certaines vieilles histoires sont tenaces, c’est tout. Ce n’est pas ta faute. En vérité, je ne doutais pas que ton grand-père et ton oncle ne puissent refuser d’entendre raison. Si cela avait été, si j’avais eu tort, ils auraient été les plus à plaindre, crois-moi! Ce n’est pas l’accueil dont je rêvais pour toi, mais ta place est ici. Tu es chez toi! En avoir eu la possibilité, je serais allée te chercher à Valish-le-bas, il y a longtemps. Le père Ambroise le savait. Ils l’ignorent tous, mais j’avais répondu à sa lettre. Je lui avais assuré être là pour toi. Je l’avais supplié de bien prendre soin de toi entre-temps. Je t’attendais. Je suis tellement désolée, si tu savais, que tu aies eu à faire ce voyage, seule. Tu ne le seras plus, plus jamais. Je te le promets. Jamais je ne t’abandonnerai. Peu importe ce qui…

Un vacarme assourdissant de casseroles s’entrechoquant, suivi des hurlements d’un bébé, interrompit ma tante. Elle soupira, désabusée.

– Te plairait-il de mourir empoisonnée ce soir, Amélia?

Un éclat de rire répondit à sa question. Ma cousine secoua la tête avec conviction.

– Je m’en doutais… Bon, cela dit, elle n’a pas tort, je suis en retard pour préparer le dîner. J’aurais aimé avoir un peu plus de temps… mais si je la laisse faire, qui sait les dégâts qu’elle peut causer… Sais-tu cuisiner, Catherine?

J’esquissai un sourire. S’il n’était pas une réussite, s’il n’avait rien de glorieux, il avait tout de même l’intérêt d’être sincère, une première en ce jour. Le petit discours de ma tante m’avait réconfortée. Après les émotions des dernières heures, je n’étais pas certaine de savoir où j’en étais… mais je la croyais… tout au moins voulais-je la croire… Ne plus être seule… Ne plus me sentir seule… Avoir la conviction qu’on ne faisait pas que s’occuper de moi… qu’on tenait à moi… J’en avais tant besoin…

– Accepterais-tu de me donner un coup de main? Votre aide à toutes les deux sera la bienvenue si je veux mettre quelque chose sur la table à une heure raisonnable.

J’acquiesçai en silence. La dernière fois où j’avais ouvert la bouche, ce qui en était sorti m’avait presque fait peur. Je n’étais pas pressée de retenter l’expérience. Je me levai et les suivis. Je quittai la chambre pour découvrir l’endroit où, si peu de te temps auparavant, mon avenir s’était joué. C’était une vaste pièce, propre et chaleureuse. Un feu brûlait en son âtre. Un escalier menait à l’étage. Sous lui, une porte s’ouvrait sur une seconde chambre. Une longue table entourée de chaises occupait une bonne part de l’espace. Le garde-manger était situé dans un angle. Un vaisselier habillait le pan de mur adjacent. Autour d’une desserte et d’une petite table était réuni le nécessaire de cuisine. Dans le coin opposé, deux fauteuils en bois encadraient un coffre ouvragé. Près de la fenêtre, un peu à l’écart, se trouvait une chaise à bascule et, juste à côté, un berceau d’où provenaient les cris. Un bébé, d’un peu plus de six mois, s’y égosillait sans éveiller le moindre intérêt de la femme responsable du boucan. Celle-ci faisait… Je n’aurais su dire… Peut-être cherchait-elle à donner l’illusion de préparer le repas, mais en toute franchise… Soit sa comédie était vraiment très mauvaise… Soit elle était une cuisinière si pitoyable qu’elle en était dangereuse et inspirait la pitié… Quoi qu’il en fût, le spectacle était plutôt affligeant. Il n’eut pourtant pas l’air de surprendre ma tante et Amélia. Cette dernière s’empara de ma main et m’entraîna vers la table où nous nous installâmes. Sa mère, quant à elle, se hâta de prendre l’enfant dans ses bras. Tout en le berçant pour tenter de calmer ses pleurs, elle me le montra.

– Catherine, je te présente ta cousine Emma et voici ta…

Du menton, elle me désigna la « cuisinière ». Quel que fut le terme, il ne passa pas. Tante Alice pinça les lèvres comme s’il lui donnait envie de vomir. Elle fit une courte pause puis reprit sa phrase, un peu différemment.

– … l’épouse de ton oncle Thomas, Corine.

Jusqu’à cet instant, nous aurions été là ou non, ça aurait été du pareil au même. Corine nous ignorait. Ce ne fut qu’en entendant son prénom qu’elle se retourna. Elle me dévisagea de manière si dédaigneuse qu’avoir commencé par cela, les présentations auraient été inutiles. Par contre, je devais l’admettre, je ne l’avais pas du tout imaginée ainsi. Sans ce regard, si elle n’avait donné la constante impression d’avoir quelque chose de pestilentiel sous le nez, elle aurait été très belle. À sa voix, je me l’étais figurée telle une vieille mégère défigurée par une grosse verrue. Je ne m’attendais pas à une femme, encore assez jeune, dont les traits harmonieux, aussi surprenant que cela pût être, laissaient présager une certaine douceur. Ses grands yeux bruns y contribuaient, sa longue chevelure châtain également, malgré sa coiffure plus recherchée que nécessaire.

– Si tu as fini de découvrir ce que ces malheureuses casseroles ont bien pu te faire, ne pourrais-tu t’occuper de ta fille?

D’un air répugné, indifférente au fracas, Corine les jeta. Exaspérée, ma tante lui remit le bébé.

– Je veux bien me charger de nourrir les plus vieux, mais j’ai perdu, il y a belle lurette, la faculté d’allaiter!

La pauvre Emma était déjà inconsolable. Ce changement ne fut pas pour lui plaire et elle le démontra en hurlant de plus belle. Qui aurait pu le lui reprocher? Certes pas moi! Elle ne s’en ravisa pas moins dès que sa petite bouche trouva le sein de sa mère.

Le calme revenu, tante Alice mit prestement de l’ordre dans le bazar causé par sa belle-sœur, puis se mit à l’ouvrage. Elle était d’une efficacité redoutable, d’autant plus flagrante après la scène navrante à laquelle nous avions eu droit. Avant d’avoir eu le temps de le réaliser, Amélia et moi nous retrouvions armées d’un couteau à éplucher et trancher divers légumes. Très vite la maison s’emplit de délicieux et alléchants effluves qui me rappelèrent douloureusement mon estomac vide. Madame Bouillette avait préparé un déjeuner en prévision du voyage. Elle m’y avait conviée. Cependant, j’étais si anxieuse, avaler la moindre bouchée aurait tenu du défi, voire du supplice.

– Ai faim!

La porte d’entrée s’ouvrit en trombe sur deux petits bonshommes. Si le plus jeune s’était précipité vers ma tante en exprimant son appétit, le plus âgé était resté là à me pointer du doigt.

– C’est qui elle?

– Tu pourrais commencer par dire bonjour, Armand! Il s’agit de ta cousine Catherine, elle vivra avec nous désormais.

– Ai faim!

Déçu que l’attention de tante Alice se fut portée sur Armand et non sur lui, le bambin, d’à peine trois ans, s’agrippa à sa jupe et tira dessus. Souriante, ma tante se pencha pour le prendre dans ses bras et le chatouilla gentiment. Il se tordit de rire.

– Veux-tu manger, Normand?

Le bambin hocha la tête avec enthousiasme avant de se blottir, câlin, contre elle.

– C’est bientôt prêt. D’ailleurs, on va vous débarbouiller un peu tous les deux. Où est Léo?

– Il aide papa.

Armand avait répondu à la question sans me quitter des yeux. Il affichait un air méfiant. Comme s’il hésitait à déterminer si ma présence devait lui plaire ou non. Pour un enfant de quatre ans, la décision était d’importance et difficile à prendre. Léo et lui étaient mes cousins, les fils d’oncle Thomas. Avant la mort de maman, nous recevions régulièrement des nouvelles de sa famille de la part de sa jumelle. Nous avions appris leur naissance, mais non celle de Normand… ni d’Amélia, d’ailleurs… Normand avait dû voir le jour juste après… mais pour Amélia? Enfin bref, je présumai, et ce fut très vite confirmé, que tante Alice n’avait qu’une fille. Les autres étaient donc les enfants de son frère… les enfants de Corine… Il fallait le savoir! Car, mis à part échouer à réprimer une grimace de dégoût à ma présentation, celle-ci ne semblait concernée par qui que ce fut ou quoi que ce fut en ces lieux. Elle se contentait de bercer Emma, tel un prétexte pour rester à l’écart et ne se mêler, ni ne s’occuper de rien. Pourtant, la petite, une fois nourrie, gazouillait joyeusement. Elle n’aurait pas souffert dans son berceau. Ce fut ma tante qui lava menottes et frimousses. Ce fut encore elle qui, avec Amélia et moi, dressa la table afin que tout fût prêt avant le retour de grand-père et d’oncle Thomas. Corine ne daigna quitter la chaise à bascule et mettre sa fille dans son lit qu’une fois tout terminé. Elle vint alors s’attabler et attendre d’être servie.

Elle ne devait pas patienter très longtemps. Grand-père et oncle Thomas rentrèrent peu après, en compagnie de Léo. Un court instant, mon cœur cessa de battre. Si tante Alice avait tort? Si je ne leur plaisais pas? Si à ma vue, ils changeaient d’avis et que je ne fus plus la bienvenue? J’avais peur. Je m’inquiétais… sans raison. L’un et l’autre me saluèrent. Mon oncle me sourit. Je respirai. J’avais un nouveau chez moi.

Chapitre 2

Le soleil entrait à grands flots par la fenêtre de la chambre, l’inondant de lumière. Une jeune fille, à peine sortie de l’enfance, était assise sur le lit. Elle s’appuyait contre les oreillers, la tête entre les genoux. Elle était vêtue d’une robe rose pâle, simple, mais de confection soignée. Dans ses longs cheveux d’un blond doré, légèrement bouclés, avait été noué un ruban assorti. Ce n’était pas la tenue d’un jour ordinaire. Pourtant, elle ne paraissait pas avoir le cœur à la fête.

Sortie de nulle part, sa copie conforme jaillit soudain. Elle se précipita sur le lit et prit place à ses côtés.

– Te voilà enfin! Je t’ai cherchée partout!

La première jeune fille releva la tête et regarda l’arrivante. On aurait plutôt dit qu’elle observait son propre reflet dans le miroir. Un reflet qui aurait pris vie et se serait fait du souci pour elle en découvrant sa peine.

– Qu’y a-t-il? Ça ne va pas?

– Victoria… Nous ne la reverrons plus… N’est-ce pas?

– Ne dis pas ça! D’accord, elle part très loin, mais son mari a l’air gentil. Ne trouves-tu pas? Ils nous rendront visite très souvent. J’en suis certaine!

Elle ne partageait pas sa certitude. Ses beaux grands yeux verts s’humidifièrent. Son menton tremblotait. Elle tourna la tête en direction de la fenêtre et fixa le paysage.

– S’il te plaît, Marie, ne sois pas triste. Tu verras, elle va vite s’ennuyer de nous et elle reviendra.

– Comment peux-tu savoir? J’ai vu maman pleurer ce matin… Et tu as remarqué, elle ne parle plus du tout à papa depuis que Victoria s’est fiancée. Je crois que maman aussi a peur de ne plus la revoir…

La jeune fille pinça les lèvres, pensive. Les arguments de Marie étaient autrement plus convaincants que l’expression de ses espoirs. Néanmoins, son envie de la réconforter s’avéra être la plus forte. Elle se reprit rapidement, se rapprocha d’elle et la serra dans ses bras.

– Bon, dans ce cas, écoute-moi. Je te le promets, tu la reverras. Je t’aiderai. Il faudra peut-être attendre que nous soyons grandes, mais tu la reverras. C’est promis!

Marie esquissa un sourire toujours triste, mais reconnaissant.

– Je ne veux jamais grandir.

Sa sœur la dévisagea, surprise.

– Il le faudra bien! Comment ferons-nous pour voyager juste toi et moi, sinon?

Marie secoua la tête.

– Quand on est grande, on se marie et parfois on part loin. Je ne veux pas être séparée de toi.

Sa jumelle lui sourit et la serra un peu plus contre elle.

– Nous, c’est différent voyons! Nous ne pourrons jamais être séparées! Tu le sais!

Pour le prouver, elle prit l’une de ses mains et entremêla leurs doigts étroitement.

La chambre était la même. Il y avait toujours ce grand lit. Il prenait tant de place qu’il en restait à peine assez pour caser une armoire et une commode. La courtepointe était différente, l’habillage de la fenêtre également. Les rayons du soleil du matin traversaient des rideaux de coton blanc plutôt que d’un jaune crème.

Les filles avaient grandi, elles étaient devenues de jeunes femmes. Comme par le passé, l’une serrait l’autre, sanglotant à chaudes larmes, dans ses bras.

– Ma pauvre Marie…

– Je t’en prie… Je t’en supplie, Alice… Dis-moi que c’est faux… Il va revenir… Il me l’a promis… C’est impossible…

Alice embrassa sa chevelure et y dissimula ses propres larmes.

– Je suis désolée… Je ne peux pas…

– Je l’aime… Je l’aime tellement! Que vais-je devenir sans lui…

– Ma pauvre sœur… Je voudrais tant pouvoir t’aider…

Les pleurs de Marie envahirent tout. Ils étouffèrent les autres sons, firent disparaître le chant des oiseaux et ce rire d’enfant si inopportun. Les ruisseaux qu’ils formaient sur ses joues devinrent torrents et inondèrent la chambre. Bientôt, la pièce elle-même disparut, Alice n’était plus. Seule Marie demeura. Elle s’éleva légèrement, lentement. Son corps flottait, inanimé, bercé par les courants des profondeurs de ces ondes ténébreuses. Toute vie l’avait quittée. Elle était morte… Elle s’était noyée dans ses larmes… Brusquement, elle ouvrit les yeux, me fixa. Lumineux, son regard tranchait dans la noirceur. Ses lèvres bleutées formèrent quelques mots. Un doux murmure, mais qui percuta mon esprit à l’instar d’un cri. « Je t’aime… »

Quelqu’un, quelque part, poussa un hurlement. Je plongeai dans le néant. Il n’y avait plus rien, je ne voyais plus rien. Je tombais dans le vide. Je me noyais… C’était mon tour… J’allais rejoindre ma mère… Cette pensée fut telle une chaude couverture. Elle m’enveloppa d’abord d’espoir et de réconfort avant de commencer à m’étrangler. Je me débattis, je luttai de toutes mes forces contre cette inexorable fatalité. Je voulais, je devais vivre!

– Maman?

– Ce n’est rien ma chérie, Catherine a fait un cauchemar. Rendors-toi…

Un cauchemar? Si seulement… Il faisait nuit. J’étais perdue. Ce n’était pas nouveau. Des mois d’errance m’avaient rendue familière avec ce sentiment d’égarement au réveil. Si je devais le cumuler à un sommeil agité, à en être tirée brutalement et à ma respiration perturbée par une main plaquée contre ma bouche, c’était angoissant.

Quelques heures plus tôt, Corine avait joué sa dernière carte avec le fol espoir de me voir disparaître comme j’étais venue. Elle avait mis sur la table le souci de mon installation. Dormir dans la chambre de grand-père aurait été inconvenant, plus encore dans la sienne, conjugale, et elle refusait catégoriquement que je partageasse celles de ses enfants. Elle n’avait pas terminé son argumentation que ma tante lui faisait comprendre que la question n’en était pas une. J’étais dans la pièce où j’avais repris conscience à mon arrivée, la chambre de tante Alice et d’Amélia… Ma chambre désormais… Son ancienne chambre…

C’était terminé… de l’histoire ancienne… Je me raisonnai… du moins, essayais-je. J’étais secouée de sanglots. Ce n’était pas un cauchemar. Ça aurait été trop simple. J’aurais préféré…

– Catherine?

La voix de ma tante se voulait apaisante. Faute de pouvoir lui répondre, je tournai le regard vers elle. La nuit était belle et claire. La douce lueur du ciel étoilé pénétrait par la fenêtre. Dans la pénombre de la chambre, je parvenais à distinguer le contour des meubles et de son visage. Des formes dans l’ombre, rien de plus… Pourtant… Fut-ce le fruit de mon imagination? Je crus voir ses yeux luire d’un très bref éclat émeraude. Je hurlai. Elle réagit sitôt. La pression de sa paume sur mes lèvres s’accentua. Il en résulta un pitoyable couinement rapidement noyé dans mes larmes.

– Chut…

Ce n’était pas réel. Ça ne pouvait l’être. C’était une illusion ou le reflet de la lune… J’essayais de m’en convaincre. Je m’efforçais de me calmer, sans succès. Mes pleurs étaient intarissables. Patiente, ma tante attendit qu’elles fussent à tout le moins silencieuses avant de retirer sa main avec prudence.

– Viens… Suis-moi…

Elle se leva. Je la vis prendre un châle sur la commode et sortir de la chambre, pieds nus.

Je sentais la présence de ma mère et son absence. Les visions n’étaient pas tangibles, j’en avais conscience, mais m’attendais à trouver le sol mouillé et à voir maman, morte, me murmurer : « je t’aime… » Je ne supportais plus d’être là et aspirais à y être… J’hésitais, prise entre le vrai et le faux, mes désirs et mes peurs. Au milieu de cette folie ne me restait qu’une étincelle de raison. J’importunais ma tante. Je les empêchais, sa fille et elle, de dormir. Pour éviter d’aggraver mon cas, je me levai et la suivis.

Dans la cuisine, je trouvai la porte d’entrée ouverte. Ma tante m’attendait à l’extérieur. Jouxté à la façade de la maison, tout près de la sortie, il y avait un long banc de bois, usé par les intempéries. Elle s’y était assise. Elle me tendit la main et m’invita à venir près d’elle. J’approchai, obéissante. Je pris place. Par mégarde, j’effleurai le siège du bout des doigts. Je retirai ma main comme s’il m’avait brûlée. Devant mes yeux, s’était déroulée une nouvelle courte scène. Deux fillettes étaient assises ici même, deux fillettes identiques. Cette fois encore, l’une serrait l’autre dans ses bras. Elle la berçait, la réconfortait… lui disait que c’était fini… que ça n’avait été qu’un mauvais rêve…

Je n’en pouvais plus, c’était trop! Si ma tante n’avait pas passé son bras autour de mes épaules et ne m’avait pas attirée contre elle pour me bercer et me réconforter, j’aurais bondi et fui dans la nuit. Je serais partie, loin de tout, loin de moi. J’aurais cherché à me perdre dans le néant, à y disparaître.

– C’est fini… Ce n’était qu’un mauvais rêve…

Les mêmes mots… Les mêmes gestes du passé… Je m’effondrai en larmes. Je priais, je priais de toutes mes forces pour l’impossible. Au risque d’être enfantine, je voulais ma maman. Ce n’était pas un cauchemar… Ma mère aurait su… Elle aurait compris… Mais ma mère n’était plus là… Ne serait plus jamais là… Cette femme avait ses traits, mais n’était pas elle! Elle ne savait rien de moi, elle ignorait tout.

– Raconte-moi…

Elle m’écouta, me laissa épancher ma peine. Elle ne m’interrompit pas et ce malgré un récit confus, bredouillé et entrecoupé de sanglots.

– Ça doit te faire étrange de te retrouver dans le décor des vieilles histoires de ta mère, sans elle… et avec moi… Si elle avait été présente, me rencontrer aurait pu être amusant, mais là… C’est perturbant, n’est-ce pas?

Je hochai la tête. C’était un euphémisme. Je n’arrivais pas à m’y faire. Je me sentais constamment déchirée à devoir me rappeler qui elle était.

– Tu as eu une journée très difficile. Elle s’est traduite dans tes rêves, mais c’est fini. Ce n’était qu’un…

– Non! Ce n’était pas un rêve!

Je geignais. Je pleurais. Elle ne comprenait pas.

– Bien sûr que si! Catherine, ma chérie, ta mère t’aimait plus que tout au monde, plus que sa propre vie. Qu’imagines-tu? Qu’elle hante cette maison? Que c’était son fantôme? Si elle pouvait revenir, d’une manière ou d’une autre, crois-tu qu’elle voudrait t’effrayer?

Je secouai la tête. Non, ce n’était pas ça…

– Elle m’a dit… Elle m’a dit : « je t’aime »… Tout juste avant de mourir… C’était… ses derniers mots…

Elle me serra un peu plus contre elle et caressa tendrement mes cheveux défaits.

– C’est vrai… Tu étais là… J’ignorais, par contre, que tu avais pu lui parler… Le père Ambroise ne me l’avait pas précisé.

Oh oui, j’y étais, même si je n’aurais pas dû. Le père Ambroise et sa sœur avaient tenté de me le cacher, mais je l’avais découvert. Ils m’avaient ordonné de rester au temple, alors j’avais fugué. Je m’étais rendue au lac. Je m’étais persuadée que dès qu’elle me verrait, maman viendrait vers moi. Les hommes de l’Inquisition la laisseraient faire, bien entendu. Ils verraient comme elle était gentille, comme elle était une bonne maman. Elle leur dirait. Ils faisaient erreur sur elle! Je devais la voir. Si nous pouvions être réunies, tout irait bien. Maman et cousine Victoria arrangeraient tout, pour peu que nous fussions ensemble.

J’étais arrivée au moment où elles montaient de force dans une barque, ligotées. Elles m’avaient vue et avaient échangé un regard effaré. J’avais aperçu des larmes couler sur les joues de cousine Victoria avant qu’elle ne se détournât de moi. Maman m’avait dévisagée et mon prénom avait résonné dans ma tête. Elle…

– Elle pensait très fort, pour que j’entende. Elle me disait d’être courageuse. Elle me disait être très fière de moi. Elle ne voulait pas que je pleure…

Les inquisiteurs les avaient jetées au centre du lac. Je n’arrivais pas à y croire. J’avais voulu me précipiter vers maman, me jeter à l’eau. Je devais la retrouver, je devais la sauver! Je n’avais pas pu. Un bras m’avait emprisonnée. Le père Ambroise était là. Il m’avait intimé le silence, sans prononcer un mot. Je ne le comprenais pas. Je ne le reconnaissais pas. Il était froid, il était dur. Pourquoi ne disait-il rien? Pourquoi ne faisait-il rien? Il avait mal, lui aussi! Je le savais! Je le sentais!

Pendant qu’elle se noyait, maman me parlait.

– Elle m’a dit qu’elle veillerait toujours sur moi, où qu’elle soit, et qu’elle souhaitait me voir heureuse. Je devais vivre, sans elle. Elle m’a recommandé de me cacher et surtout de ne rien… dire.

Le dernier mot tomba comme une pierre. Qu’avais-je fait? Prise dans mes souvenirs, je n’avais pas réalisé m’être exprimée à haute voix.

L’écho des dernières paroles de maman s’estompait. Ensuite, ça avait été le silence. Elle n’était plus. Je m’étais débattue. Je l’avais appelée en hurlant. Le père Ambroise m’avait bâillonnée de sa main et son étreinte s’était resserrée sur moi. Nul ne l’avait remarqué. Nul ne m’avait entendue. L’attention de la foule était retenue par les inquisiteurs. Ils avaient ramené les corps sans vie sur la berge. Ils nous avaient invités à tous nous réjouir, à louer les Dieux d’avoir préservé ce village du mal. Par leur mort, maman et cousine Victoria avaient prouvé leur innocence.

Le père Ambroise les avait abandonnés à leurs prières et m’avait entraînée à l’écart. À cet instant précis, je l’avais haï. Je l’avais détesté de toutes mes forces, de toute mon âme. Je ne le connaissais plus. Il n’avait pas le droit! Je m’étais retournée contre lui. Je l’avais martelé de mes poings. Il m’avait laissé faire jusqu’à me prendre dans ses bras et me serrer contre lui.

– Je vais devoir y retourner. Toi, je veux que tu rentres au temple, immédiatement.

Son masque de glace avait fondu. Je lisais sa souffrance dans ses yeux, sur ses traits. Je m’en serais moquée, je n’aurais pas obéi, si je n’avais perçu des bribes de ses pensées. Je ne comprenais pas, mais je savais qu’il faisait tout cela pour moi. Qu’il était prêt à tout, pour moi.

C’était le passé, c’était loin… contrairement à l’expression stupéfiée de ma tante. Je restai sans voix. Il était un peu tard… J’avais tout gâché.

– Que dois-je comprendre?

Je déglutis. Que j’étais une sotte trop bavarde, peut-être?! Je ne répondis pas. Je me mordillai la lèvre inférieure nerveusement.

– Catherine? Explique-moi!

Confrontée à l’intensité de son regard, je cédai.

– J’ai lu dans les pensées de maman…

– Comment..?

– Je n’en sais rien! Parfois, j’entends des choses ou je vois des images et j’ignore pourquoi… Si je me concentre assez, il m’arrive de réussir à le provoquer, mais pas toujours. En revanche, lorsqu’une personne pense très fort… il y a de bonnes chances que je puisse l’entendre… et ça… maman le savait…

– Donc, si tu affirmes ne pas avoir fait de cauchemar, c’est parce que tu as lu dans mes…

Je secouai la tête.

– Marie t’avait montré ses souvenirs?

– Non, je ne crois pas… Je crois que c’était… le lit…

– Le lit?

Sa surprise avoisinait l’incrédulité. Elle devait me croire folle. Peut-être l’étais-je de tout lui dévoiler ainsi. Je misais ma vie sur… Sur quoi exactement? Un besoin viscéral d’être entendue, comprise?

– Certaines fois, quand je touche des objets, je vois… des choses… mais…

– Ça non plus, tu ne le contrôles pas. C’est cela?

– Oui…

Elle était pensive. Si j’étais curieuse de découvrir le fil de ses réflexions, je le craignais plus encore. Je n’essayai donc pas.

– Ce lit n’a pas pu te montrer ta mère telle que tu me l’as décrite à la fin.

– C’est vrai, mais…

– J’ignorais certains détails. Marie n’est pas là. Si ce n’est ni lui, ni elle, ni moi… Que reste-t-il?

Moi… ou…

– J’ai fait un mauvais rêve…

Je capitulais. Je disais de mauvaise grâce ce qu’elle souhaitait entendre. D’accord, c’était en partie vrai, mais ce n’était pas tout à fait ça… À quoi bon m’obstiner? J’avais joué le tout pour le tout. Et pourquoi?

– Tu ne me crois pas.

– Si, au contraire.

Je la dévisageai, estomaquée.

– Pourquoi me mentirais-tu? Tu sais ce qu’il en coûterait. Tu as vu de tes yeux le danger de ce genre d’affirmations. D’ailleurs, sur ce point, ta mère avait raison. Il vaudrait mieux n’en parler à personne, mis à part moi. Si tu ressens le besoin de te confier, viens me voir.

– Parce que… tu… tu veux toujours de moi?

– En douterais-tu?

Évidemment! Je doutais de tout. Je doutais de moi. Alors pourquoi pas de ça?! Qu’étais-je pour elle, sinon une source de risques et d’ennuis?

Elle caressa doucement ma joue.

– Ta mère et moi étions les deux facettes d’un même être. Elle était une part de moi et j’étais une part d’elle. Je suis morte dans ce lac et elle vit ici, en moi. Comprends-tu? Le lien qui nous unit est unique et inaltérable. Songe à ton rêve. Tu nous y as vues, fillettes, le jour du mariage de Victoria. Elle ne supportait pas l’idée qu’un jour nous puissions être séparées et moi je trouvais cela absurde! J’étais incapable de concevoir la vie sans elle près de moi. La perdre a été terrible. Ce fut le pire moment de mon existence. Aucun ne fut comparable, pas même la mort de ma mère ou celle de mon époux… Et toi, tu es tout ce qu’il me reste d’elle. Tu pourrais dire, faire ou être ce que tu voudras, je ne pourrais pas te rejeter davantage qu’Amélia.

– Même si j’étais responsable de sa mort?

– Je n’en crois rien.

– C’est ma faute…

– Ne dis pas de sottises. L’inquisition sillonnait le pays bien avant ta naissance ou la mienne. Le mode de vie de Victoria était dangereux. Elles le savaient, l’une et l’autre. Elles étaient persuadées que le père Ambroise les protégerait. Elles avaient tort.

Elle marquait un point. Je n’étais pas prête à l’admettre et aurais préféré l’oublier. Toutefois, il n’aurait pas dû avoir à le faire…

– Il y a quelques années, un homme a courtisé maman. Il s’appelait Alphonse Rouget. Je ne comprenais pas. Elle me parlait sans cesse de papa. Elle ne l’avait pas oublié. Elle l’aimait toujours. Pourquoi acceptait-elle les avances d’un autre? Nous n’avions pas besoin de lui! Je détestais lorsqu’il nous rendait visite. Je devais faire de gros efforts pour être gentille. Après avoir entendu dire qu’il se préparait à lui demander sa main, j’ai questionné maman. Elle m’a répondu faire cela pour moi. Il a une bonne situation, il est l’intendant du baron de Bisalin à Valish-le-bas. Il est riche et influent dans la région. Elle m’a dit que si elle devenait sa femme, nous serions à l’abri du besoin et surtout, qu’il me protégerait et assurerait mon avenir. Elle se trompait! Il ne voulait pas de moi! Il n’avait jamais voulu de moi!

– Tu avais de bonnes raisons de l’affirmer, je présume…

– J’avais lu certaines de ses pensées… J’étais la preuve vivante de la capacité de maman à enfanter et, sinon, un embarras pour lui. Il avait prévu de m’abandonner aux bons soins de cousine Victoria dès leur union prononcée. Maman rompit et elle ne le revit plus. Quelques mois plus tard, nous apprenions ses fiançailles. Pour nous, la vie avait repris son cours, nous l’avions oublié. Nous pensions qu’il en avait fait autant. Après tout, il allait se marier! Nous faisions erreur. Il ne pardonnait pas à maman l’affront de leur séparation. Il a contacté l’Inquisition, pour se venger.

Les bras de tante Alice se crispèrent sur moi.

– En es-tu certaine?

– Il s’est délecté avec une telle force de leur venue. Il m’a fait subir tous ses efforts, toute la patience et la ruse déployées pour y parvenir discrètement, sans que personne ne s’en doute ou ne puisse intervenir. Il ne m’a pas épargné le moindre détail des deux années dont il a eu besoin.

– En as-tu parlé à quelqu’un? Le pouvais-tu?

– Il y avait le père Ambroise, mais il ne le sait pas. Je n’ai jamais osé lui avouer… J’ai trop honte.

– Ma pauvre petite, tu as porté ce fardeau, seule, tout ce temps…

Elle devait me repousser, me renier. J’avais tué ma mère! J’étais coupable. Je méritais d’être punie. Une part de moi le désirait. Je voulais souffrir pour étouffer la douleur insupportable de cette plaie béante en moi. Une seconde part était terrifiée par les conséquences qu’auraient mes aveux. Je m’attendais à tout, au pire, sauf à la chaleur maternelle dont je fus enveloppée. Je n’y avais plus goûté depuis si longtemps. J’avais oublié… Mes défenses s’effondrèrent, je sanglotai.

– Lorsque nous avions ton âge, une histoire a fait scandale en ville. La fille d’un notable était tombée enceinte hors mariage. Les commères s’en sont donné à cœur joie afin de découvrir qui pouvait être le père. Un jour c’était un noble de passage. Le lendemain, elles parlaient d’un soldat de fortune disparu depuis. La semaine suivante, c’était devenu un banal bellâtre beau parleur. Nous n’avons jamais su la vérité et au final, ça importe peu. La réputation d’Amandine était ruinée. Sa famille, honteuse, limita les dégâts en la mariant au premier venu. Un homme dont elle ne voulait pas, mais qui la désirait depuis toujours. Quelques mois plus tard, elle donnait naissance à un adorable petit garçon et peu avant de fêter son second anniversaire… elle le mettait en terre. Officiellement, les causes de son décès étaient liées à une faible constitution et à une chute de trop. Les rumeurs rapportaient une tout autre histoire. Il y était question de négligence et de mauvais traitements. Son beau-père lui aurait fait payer la faute de sa mère. Il ne supportait pas qu’elle eût été à un autre homme avant lui. Il prenait ça pour une insulte personnelle. Amandine avait perdu le sourire le jour de ses noces. La mort de son enfant l’a détruite. Elle vit toujours à Grimstone. Peut-être la rencontreras-tu un jour. Avais-tu déjà entendu cette histoire?

Je secouai la tête.

– Ça ne m’étonne pas. Ma pauvre chérie, tu ne te ferais pas autant de mal dans le cas contraire. Vois-tu, à la mort de ton père, ton grand-père était furieux. Son inquiétude, pour Marie et moi, le rendait fou! Afin de nous protéger, il voulut la marier. N’importe qui ferait l’affaire! Les racontars allaient bon train. Nous soupçonnions les gens du duc d’en alimenter certains. Ils discréditaient ta mère. Le plan de papa était d’aller dans ce sens et de faire croire à un immense canular. Le mariage de tes parents n’aurait jamais eu lieu et tu aurais été la fille de cet autre homme. Pour être crédible, il devait agir vite. J’ai tenté de lui expliquer que c’était inutile, il ne m’écouta pas. Marie était contre cette idée, il l’écouta encore moins. Alors, elle a fui! Non seulement voulait-elle que tu saches qui était ton père, que tu en sois fière, mais surtout, elle avait peur pour toi. Moi, je m’inquiétais pour elle. Elle ne pensait qu’à toi. Elle songeait au fils d’Amandine et t’imaginait subir le même sort. Elle aurait tenté sa chance auprès du duc avant de se marier. C’était son pire cauchemar. Réalises-tu à quel point elle devait craindre de ne pouvoir t’offrir tout ce dont tu aurais besoin pour consentir à un tel risque? Imagine son réveil au lendemain de ses noces. Tu lui aurais été arrachée. Son sacrifice aurait été vain. Elle aurait été enchaînée à un homme si cruel qu’il l’a condamnée à mort pour lui avoir dit non. Crois-moi, elle aurait préféré mourir. Tu lui as épargné le pire. Porter la responsabilité de tes actes est suffisant, ne prends pas celle des autres. Tu es innocente. Les vrais coupables, ceux qui l’ont tuée, ce sont eux, les inquisiteurs et ce… Rouget.

Elle avait craché le nom de l’ancien prétendant de maman avec un profond dégoût.

– Ils nous l’ont volée. Ils t’ont tant pris. Ne les laisse pas te détruire. Marie ne le voudrait pas. Rappelle-toi ce qu’elle t’a dit…

– Elle me manque tellement…

– À moi aussi… mais je la retrouve en toi… et je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour que sa dernière volonté s’accomplisse… et que de là où elle est, elle puisse te voir heureuse.

Être heureuse… Je l’étais avant… Mais depuis, pas un jour ne s’était écoulé sans que je ne fusse rongée par la culpabilité et les remords. J’avais revécu sans cesse ce stupide moment où j’aurais mieux fait de me taire. J’aurais tout donné pour revenir en arrière… Jusqu’à cette nuit… L’habitude de me blâmer était tenace. Il était difficile d’y renoncer et de l’admettre, mais ma tante ne mentait pas. Je le sentais. Mon cœur lui donnait raison. Peut-être m’étais-je empoisonnée avec mes secrets. Je m’étais tue. J’avais tout gardé pour moi. Ma vie n’avait plus été la même. J’avais dû continuer à avancer, seule et privée de l’opportunité de pleurer ma mère, de faire son deuil. En vingt-quatre heures, j’avais versé plus de larmes que durant ces dernières années, si ce n’était de toute ma vie! Le barrage s’était rompu. Je me sentais vidée. Peut-être confierais-je tout cela à ma tante… une autre fois. Pour l’instant, je n’en avais plus la force. Apaisée, je somnolais contre elle.

– Rentrons… Amélia doit s’inquiéter. Je connais ma petite souris. Elle ne m’a pas écoutée. Elle est bien éveillée et elle t’attend.

J’acquiesçai et quittai ses bras à regret. De retour dans la chambre, à peine eus-je le temps de m’allonger aux côtés d’Amélia qu’elle se blottissait contre moi.

– Ça va mieux, dis?

– Oui, c’est fini…

J’esquissai un sourire. Je songeais à ces deux fillettes d’un autre temps assises devant la maison, enlacées. Je complétai :

– Ce n’était qu’un mauvais rêve…

– Ne devrais-tu pas dormir?

Le reproche de ma tante aurait été plus crédible si elle n’avait pas eu l’air aussi amusée.

– Maman! Arrête de me réveiller, je dormais moi!

Amélia s’était exclamée d’une fausse petite voix ensommeillée et plaintive. Je me rendormis, sereine, ma petite poupée de cousine serrée contre moi, accompagnée par l’écho léger du rire de sa mère.

Chapitre 3

Au matin, je rouvris les yeux sur une journée radieuse et une frimousse espiègle. Amélia était toujours près de moi. Elle me dévisageait, sans ciller. C’était étrange et un peu excessif. J’aurais trouvé cela inquiétant, si elle n’avait eu ce large sourire et n’eût été aussi mignonne.

– Bonjour…

Je chatouillai le bout de son nez du mien. Elle gloussa, enjouée.

– Bonjour! As-tu bien dormi? Maman ne voulait pas te réveiller. Elle m’a permis de rester à la seule condition que je sois bien sage. Alors, moi, je lui ai promis parce que je voulais veiller sur toi. Tu pourras lui dire que je l’ai été, s’il te plaît? Sinon, elle va me tirer les oreilles!

Elle fit une grimace grotesque et tira sur l’une de ses oreilles. J’éclatai de rire.

– Ah non! Ce n’est pas drôle, tu sais! Je dois être la seule petite souris avec des oreilles de lapin!

Elle s’esclaffa. Sa gaieté était contagieuse. Je ne contrôlais plus mon hilarité.

– Va-t-on devoir lui servir son petit-déjeuner au lit de surcroît?

Je m’étranglai. Le venin de Corine m’avait remis les pieds sur terre. J’aurais dû me lever tôt. J’aurais dû faire ma part de corvée. Quoi qu’eût dit ma tante, je ne lui rendais pas service. Comment lui prouverais-je ma reconnaissance si je la laissais subir les conséquences de ma paresse?! Je sautai en bas du lit.

– Commence donc par apporter le pain sur la table. Tu auras déjà accompli un exploit!

Consternée, je farfouillai dans mon bagage à la recherche d’une tenue correcte. Entre l’usure et ma croissance, c’était devenu une gageure difficile à relever. Raison de plus d’éviter de me mériter des reproches!

Un curieux petit bruit me fit tourner la tête. Étendue sur le dos, les pieds battant l’air, Amélia s’était mis un oreiller sur la tête et elle rigolait. Quelle était cette lubie? Je compris. Nos rires nous avaient trahies. Je n’y avais pas songé auparavant, mais si on pouvait si bien entendre ce qui se passait dans la cuisine, l’inverse devait être vrai! Devais-je m’en soucier? Me hâter? Être silencieuse ou au contraire laisser entendre que j’arrivais?

Ma cousine ne se posait pas autant de questions. Elle repoussa son oreiller, se leva et courut se jeter dans mes bras. Sur la pointe des pieds, elle souffla à mon oreille.

– Ne t’inquiète pas pour elle, maman va s’en charger!

Elle disait sans doute vrai. En fait, je n’en doutais pas et le problème était là. Je ne voulais être ni un fardeau ni une cause d’ennuis. Comment le lui expliquer? Elle était si petite, si menue. Elle paraissait si fragile dans sa robe de nuit, pieds nus, ses longs cheveux défaits et emmêlés. Son regard pétillait de gaieté et de malice. Pouvais-je risquer de le voir s’éteindre? Non, j’en étais incapable… Je gardai mon anxiété pour moi et m’efforçai de lui sourire.

– Veux-tu que je t’aide à te coiffer?

J’avais aperçu la brosse à cheveux sur la commode et c’était la première idée qui m’était passée par la tête. J’espérais la distraire. Si la proposition lui plaisait, avec un peu de chance, j’éluderais le sujet délicat et, en prime, nous serions prêtes plus vite. Je ne me serais jamais attendu à pareille réussite! Elle affichait en toute sincérité une euphorie démesurée. Elle hocha la tête avec tant d’enthousiasme. J’en vins à me demander si elle n’allait pas se détacher de ses frêles épaules. Je ne pus rester insensible à ce spectacle. Je pouffai de rire, la serrai contre moi et l’embrassai sur sa joue.

– Dépêche-toi de t’habiller dans ce cas!

Nul besoin d’insister, elle ne se fit pas prier! Avec la vivacité d’une… petite souris, elle eut vite fait de disparaître au fond des tiroirs et de l’armoire. Elle en tira le nécessaire et fut prête la première. Assise au pied du lit, elle attendit que je finisse d’enfiler ma robe. Elle était si sage. Elle en était presque méconnaissable.

Cette enfant était étrange… Depuis mon arrivée, elle ne me quittait pas. Pire, elle semblait craindre de me voir disparaître. Elle s’émerveillait de chacun de mes gestes. Elle s’extasiait de la moindre de mes attentions envers elle. Je ne la comprenais pas…

J’allai m’asseoir derrière elle. Dès l’instant où la brosse toucha sa chevelure, elle ne bougea plus. Je démêlai ses cheveux, les nattai à l’instar de la veille et l’observai. Elle affichait un air béat. J’avais des milliers de questions la concernant et une seule certitude. J’étais contente de lui faire plaisir. C’était si facile.

Je nouai le second ruban et lui taquinai la joue du bout de l’une de ses tresses.

– Voilà! Tu es mignonne comme tout!

Je me levai. J’avais l’intention de ranger la brosse et de prendre la mienne, pour mon usage personnel, mais elle me l’arracha des mains sans prévenir.

– À moi!

Ce jeu m’était familier. Plusieurs fillettes s’y étaient amusées au cours de mon voyage. Une en particulier ne s’en lassait pas. Elle devait avoir environ l’âge d’Amélia. Elle s’était prise d’affection pour moi et affirmait me préférer à sa poupée. Pour la divertir, je m’étais laissé tirer les cheveux et coiffer de manières les plus absurdes. Dussé-je passer une heure à réparer les dégâts par la suite, je n’avais jamais su lui dire non. Je ne saurais pas davantage le faire avec ma cousine.

Je me rassis. Amélia se glissa derrière moi. Elle n’avait pas fini de me surprendre. Contrairement aux autres fillettes, elle était incroyablement douce. Entre ses mains, j’avais l’impression d’être le plus précieux des trésors. Une sensation amplifiée par notre reflet dans la glace suspendue au-dessus de la commode. Je l’entrevoyais derrière moi. Elle semblait si heureuse. Elle s’appliquait à la tâche avec un tel soin, une telle minutie, et le résultat était parfait. Je n’aurais fait mieux moi-même. J’en étais soulagée. Car avoir dû détruire un soi-disant « chef-d’œuvre », j’aurais craint de la blesser. Aucune de mes excuses habituelles n’aurait suffi après qu’elle y eut mis autant de cœur.

Le poids de ma natte tomba sur mon dos, suivi de près par celui doux et chaud de son petit corps. Elle passa ses bras autour de mon cou et colla sa joue contre la mienne. Elle souriait à notre image dans le miroir.

– Toi, tu es la plus belle!

Je lui rendis son sourire.

– Si c’est le cas, c’est grâce à toi. Tu sais faire des prodiges!

– Même pas vrai!

Ses joues avaient rosi. Des étoiles brillaient dans ses yeux. Elle était adorable.

Dans la cuisine nous attendait une antinomie. D’un côté, nous fûmes reçues par le regard dédaigneux de Corine. De l’autre, tante Alice nous réservait un accueil chaleureux.

– Bonjour vous deux! Déjà debout?

Amélia se précipita vers sa mère.

– Je ne l’ai pas réveillée, maman! J’ai été très sage, je t’assure! Catherine, c’est vrai, n’est-ce pas? Regarde, maman, elle m’a coiffée! Elle a dit que j’étais très mignonne! Et moi j’ai fait sa tresse. Je crois que c’est elle la plus jolie. N’es-tu pas d’accord?

« Merci… »

Ma tante me jetait un tel regard reconnaissant qu’entre cela et les propos de ma cousine, je sentis le rouge me monter aux joues.

– Je te demande pardon, ma tante. J’ai été fainéante. J’aurais dû me lever avec toi et te donner un coup de main. Ça ne se reproduira plus, je te le promets.

Corine buvait mes paroles. Je suscitais son approbation. C’était déconcertant et assez déplaisant. Elle ouvrit la bouche, mais ce fut la voix de ma tante qui se fit entendre.

– Fadaises! Tu avais besoin de te reposer et je n’avais pas besoin de toi, sinon je t’aurais tirée du lit. Par contre, si tu veux te rendre utile, pourrais-tu apporter le pain sur la table?

Sa dernière phrase s’adressait à moi, sans conteste, mais elle fixa sa belle-sœur en l’énonçant. Corine grimaça de dégoût.

– A’trine!

Abandonnant son petit cheval de bois, Normand avait trottiné vers moi. Il me tendait les bras, à la recherche d’un peu d’attention. Mon premier réflexe eût été de le prendre dans les miens. C’était une question d’habitude. Dans les foyers où j’avais séjourné, dès qu’il y avait des enfants en bas âge, j’en prenais soin. Leurs mères le désiraient et l’appréciaient. Aucune d’elles ne m’avait jamais dévisagée avec hostilité. J’hésitais. Que devais-je faire? J’espérais un indice… en vain. Tante Alice me fit un clin d’œil amusé et retourna à ses tâches. Amélia se détourna et apporta ce fameux pain sur la table. Armand s’empara du jouet de son frère. Et Emma gazouillait, très occupée à jouer avec ses orteils, dans son berceau. Elle ne me fournirait certainement pas davantage de réponses à mon dilemme. Mais tout cela, c’était sans tenir compte du principal intéressé. Décidé, il ne se laissa pas décourager par mon manque de réaction. Il s’agrippa à ma robe de toute la force de ses menottes, tira et répéta sans fin mon prénom de son mieux. C’était inévitable, je cédai. Dès cet instant, nous pûmes clairement lire sur le visage de Corine un duel s’engager en elle. La répugnance de voir son fils dans mes bras et le risque de devoir s’en occuper elle-même si d’aventure je venais à le poser se livraient une lutte acharnée. Je la connaissais peu, pourtant, je ne fus pas surprise de la voir regarder ailleurs et préférer ignorer ce « malencontreux désagrément ».

Ravi d’avoir obtenu satisfaction, Normand planta son petit doigt dans sa bouche et observa la vue du haut de son « perchoir ». L’attitude de sa mère et son indifférence à son égard ne l’avaient pas affecté. C’était routinier. D’ailleurs, la scène de la veille se reproduisait. J’aidai ma tante, dans la mesure du possible. Le garçonnet câlin refusait formellement de retourner par terre et m’accaparait de son babillage. Amélia mit le couvert puis s’accroupit près d’Armand et joua avec lui. Corine se berça dans sa chaise. D’aussi basses besognes ne devaient pas la concerner. C’était peut-être un mal pour un bien. Si je me basais sur ce que j’avais vu et entendu, notre santé lui en était gré. Tante Alice se chargea de l’essentiel. Grâce à elle, tout était prêt au retour de son père, de son frère et de Léo.

Autour de la table, l’espièglerie d’Amélia contrastait avec le mépris, étouffé en présence de tiers, de Corine, le bavardage enfantin des garçons avec le mutisme de mon oncle et de mon grand-père. Ma tante nous couvait tous d’un regard bienveillant. Quant à moi, je me faisais discrète. À plusieurs reprises, je m’étais immiscée dans la vie et le quotidien d’une famille, à tort ou à raison. C’était plaisant sur le moment, mais ensuite… Se souvenaient-ils seulement de moi? Des séparations en avaient été inutilement compliquées. J’avais fini par ne plus me donner cette peine. Ici c’était différent, à tout point de vue. Il me faudrait un peu de temps pour m’y accoutumer et je n’en manquais pas. Ils me l’offraient.

En comparaison, s’intégrer à une routine était très facile. Heureusement, car je devais faire mes preuves. Je me reprochais toujours ma grasse matinée. C’était une erreur! Ce n’était pas ainsi qu’ils se féliciteraient de m’avoir gardée! Le repas terminé, je m’empressai d’accomplir toutes les corvées que ma tante souhaita me confier. Amélia papillonnait entre moi et les petits. Je croyais qu’elle s’amusait avec eux et la voyais soudain surgir devant moi, rieuse. Ou alors, je m’apprêtais à lui parler et réalisais qu’elle n’était plus là. Corine, quant à elle… Qu’avait bien pu lui faire cette malheureuse chaussette? D’accord, pour une chaussette, avoir un trou était une faute très grave. Un reprisage aurait été indispensable afin de la disculper. En lieu et place, elle subissait la torture! L’avait-elle réellement mérité?

Après déjeuner, j’aidai ma tante à tirer de l’eau. Elle avait prévu de consacrer l’après-midi à laver quelques vêtements et les langes souillés d’Emma. Nous préparâmes donc le nécessaire à l’extérieur. Une fois fait, elle me chassa! Elle ne voulait pas de moi. Elle m’encourageait à me détendre et à m’amuser. Elle n’aurait plus besoin de moi avant le dîner. J’étais médusée. Ça n’allait pas! Je devais me rendre utile. Je ne pouvais pas juste… paresser! Une main s’agrippa à la mienne et alimenta ma confusion. Amélia tentait de m’entraîner avec elle. Pourquoi? Où?

– Pouvons-nous aller nous balader? S’il te plaît, maman!!!

Elle était sur le départ. Elle ne doutait pas de sa réponse et ne me posait pas la question. Elle avait tort! J’avais trop de scrupules à abandonner ma tante. Une telle liberté n’était pas pour moi. Je n’en avais plus connu depuis… Mon cœur se serra… Depuis la mort de ma mère et de cousine Victoria… Ces dernières années m’avaient enseigné à mériter mon gîte et mon couvert…

– Excellente idée! Fais découvrir à Catherine les environs. Ça lui plaira certainement.

– Mais…

Ma tante se moquait-elle de moi?! À plusieurs reprises, j’étais allée la voir, lui parler. Il m’avait fallu plusieurs heures pour bien redécouvrir cette maison de mes propres yeux. Je n’étais pas oisive. Je m’étais sentie écoutée et comprise. Grâce à cela, j’arrivais à gérer les souvenirs de ma mère. Ici, ça allait, plus ou moins. Je persistais à craindre d’être surprise, au contact d’un objet, par des images que je n’étais pas prête à voir, sans plus. J’avais fait beaucoup d’efforts pour parvenir à ce résultat et je devrais recommencer dès maintenant, seule? C’était au-dessus de mes forces! Avait-elle oublié dans quel état j’étais arrivée? La vue de la forêt m’avait achevée! Que raconterais-je à Amélia si ça devait se reproduire? J’aurais souhaité être soutenue par ma tante sans avoir à m’expliquer, mais elle n’en fit rien… et mon objection fut vaine. À croire qu’aucune des deux ne l’avait entendue.

– Merci maman! Viens Catherine, je vais tout te montrer!

Amélia tira plus fort, y mit tout son poids. Je ne bougeai pas.

– Mais… Ma tante…

– Vas-y. Sais-tu… Il fut un temps où ta mère et moi allions nous promener ainsi. Amélia aura certainement plein d’anecdotes à te conter.

Elle m’adressa un petit sourire complice. Elle avait compris… Avait-elle mal évalué la situation? Me surestimait-elle? Ou refusait-elle que je me protégeasse, voire, il fallait bien me l’avouer, que je me terrasse? Je n’en savais rien! Et qui aurais-je pu? Ma cousine s’impatientait et je manquais d’arguments exprimables à voix haute devant elle. À contrecœur, je me résignai à suivre la petite souris. Mon visible manque d’engouement ne suffisait pas à la décourager. Elle ne lâcha ma main que pour mieux sautiller d’excitation en prévision de notre escapade.

– N’allez pas trop loin, les filles!… Amélia! M’as-tu entendue?

– Oui maman!

– Oui ma tante…

Je me retournai brièvement. Ma tante nous jetait un regard inquiet. Jolie excuse pour faire marche arrière… Je pouvais bien rêver. Ça ne fonctionnerait pas. Je n’avais pas la moindre chance.

J’avançais à l’aveuglette. Je laissais Amélia me guider. Jamais mes pieds ne m’avaient semblé si intéressants. Ne pas réfléchir, ne pas regarder le paysage, peut-être arriverais-je ainsi à éviter une seconde crise. Je m’en passerais volontiers. La tactique était lâche. Je n’en étais pas fière. Mais, que faire d’autre? Au-delà de ma peur, j’étais avec une enfant! Je devais veiller sur elle et non lui faire subir mes problèmes!

Insouciante, Amélia gambadait allègrement, devant et autour de moi. Elle riait, elle parlait… Elle ne s’arrêtait jamais! Sa voix se confondait avec les bruits ambiants, le chant des oiseaux, le vent… J’étais trop préoccupée. Je ne saisissais ni le sens de ses propos, ni ses termes. Ce n’était pas très gentil. Elle s’adressait à moi! Enfin, c’était soit ça, soit elle s’était inventé un nouveau jeu ou un ami imaginaire.

– Catherine?

Elle m’appelait… Elle m’appelait!? Nous n’avancions plus. Elle était calme à mes côtés. Elle souriait. Un sourire si beau, si radieux, il éclipsait tous les précédents. Ce n’était pas peu dire. Elle répéta mon prénom jusqu’à être certaine d’avoir retenu mon attention puis m’indiqua une direction. J’eus un choc. Où étions-nous? Depuis quand marchions-nous? Avais-je été centrée sur moi-même au point d’en perdre la notion du temps?!

– Amélia! Qu’as-tu fait? Nous ne devions pas nous éloigner!

La fillette gloussa et me tira la langue.

– Tu ne m’écoutais pas! J’en étais certaine! S’il te plaît, ne me gronde pas! Je veux juste te montrer mon endroit préféré. À cause de la distance, je n’y suis allée qu’une seule fois. Mais avec toi… je ne risque rien, n’est-ce pas?

Un minois ingénu, de grands yeux suppliants, elle aurait réussi à faire fondre le cœur le plus dur et glacé. Sans cette étincelle de malice dans le regard, nul doute n’aurait été permis sur son innocence. Elle était coupable. Elle le savait. Je le savais. J’ignorais toutefois comment lui en vouloir.

– Nous avions promis…

– Je ne dirai rien si tu ne dis rien non plus!

Elle me retira la langue, rieuse.

Je soupirai et jetai un regard derrière nous. Décidément, je n’étais bonne à rien, aujourd’hui…

– Nous devrions rentrer…

– Nooonnn! S’il te plaît!!! Nous y sommes presque! Regarde.

Nous étions à proximité de la forêt. Cette vue éveillait mes craintes de souvenirs importuns et me réconfortait. C’était un environnement familier. J’y avais passé la moitié de ma vie. Sous le couvert des arbres, je me sentais chez moi, en sécurité. Je savais depuis toujours m’y orienter, y reconnaître les signes de vie. Par exemple, je distinguais très nettement un petit sentier dissimulé sous la végétation, là où un œil moins averti n’aurait vu que l’orée du bois.

– Où mène ce sentier?

Pourquoi avais-je demandé cela? J’étais trop curieuse. Ma question la ravissait, mais ne m’aidait pas!

– Tu le vois? Si nous le suivons, un peu, juste un tout petit peu, nous arriverons à la plus jolie des clairières… Une clairière enchantée!

Elle avait susurré les derniers mots d’une voix basse et complice, leur donnant des allures de secret. Je n’étais pas rassurée. Elle avait insisté un peu trop sur le… un peu justement. M’enfoncer dans la forêt ne me causait pas de soucis en soi. Décevoir ma tante, par contre…

Sans se soucier de mon hésitation… ou d’une possible objection, elle s’empara de ma main et m’entraîna avec elle. Je protestai, tentai de la raisonner. Elle insista, persista. C’était vraiment tout près, elle me le promettait. Je cédai. Ma curiosité me trahissait. Si elle aimait tant cet endroit, après une seule visite, il devait y avoir une raison… J’avais envie de la découvrir… de découvrir… Je n’avais aucun souvenir, aucune image. Ma mère était peut-être, voire sûrement, déjà venue ici mais n’y avait pas eu d’anecdote marquante à me conter.

Cela dit, Amélia n’avait pas menti. C’était tout près. Après moins de dix minutes à suivre le sentier, elle s’engouffra dans un second sans prévenir. Il était quasi invisible, guère plus qu’une fissure dans un mur végétal nous séparant de notre destination.

J’en perçus d’abord les sons, le bruissement de l’eau, le souffle du vent au faîte des arbres, le chant des oiseaux. Puis, ce furent les parfums. Je humai celui des fleurs sauvages, de l’herbe grasse et de la terre humide. Et enfin, je restai bouche bée à contempler le paysage. La clairière verdoyante était parsemée d’une multitude de touches colorées. Un ruisseau la traversait de part en part. Les rayons du soleil dansaient et scintillaient sur son onde rieuse. À proximité de la berge, un tronc d’arbre reposait sur le sol, recouvert d’un peu de mousse et entouré de fleurs. Je devais le reconnaître, ma cousine avait raison, cet endroit était féerique.

Parvenue à ses fins, elle lâcha ma main et courut jusqu’au centre de la clairière. Les bras en croix, elle y tournoya en riant. Elle virevolta à en perdre l’équilibre et s’écroula au sol, prise d’un fou rire. Je me dirigeai vers elle pour l’aider à se relever, mais avant d’y arriver, elle était de nouveau sur pied.

– Veux-tu jouer avec moi?

À quoi bon me leurrer, nous avions désobéi. Nous nous étions trop éloignées. Il aurait été plus sage de rentrer au plus vite, mais la vérité était aussi qu’il ne nous restait que cela à faire : rentrer. Et ensuite? Nous devions être de retour à temps pour aider tante Alice à préparer le dîner. Il était beaucoup trop tôt pour ça! À quoi cela servirait de reprendre la route maintenant, si ce n’était gâcher le plaisir d’Amélia? Puisque nous étions venues jusqu’ici, autant en profiter un peu. Y rester cinq minutes ou deux heures… quelle différence… le mal était fait…

J’abandonnai mes scrupules et acceptai. C’était amusant. Je ne me souvenais plus de la dernière fois où j’avais autant ri. Nous jouions à chat. Chaque fois que je l’attrapais, je la chatouillais. Lorsqu’à son tour je la laissais gagner, elle me serrait si fort…

À courir ainsi dans tous les sens, nous finîmes à bout de souffle. Ça ne l’arrêtait pas. Il en aurait fallu bien davantage. Elle m’implorait de poursuivre encore et encore. J’hésitais. Sur son visage se lisaient des signes de plus en plus marqués de fatigue. Plus nous tardions et plus elle risquait de trouver le chemin du retour ardu. Elle le reconnut à regret… en échange d’une dernière partie avant notre départ. La partie de trop… Un moment, elle courait le sourire aux lèvres. Celui d’après, elle perdait toute couleur et s’écroulait au sol, inconsciente.

– Amélia!!!

Je me précipitai vers elle et pris son petit corps sans vie dans mes bras. Elle était si blême. Je fus terrifiée à l’idée qu’elle puisse être… morte… Je cherchai son pouls. Je collai ma joue contre ses lèvres pour sentir son souffle. Les trouver l’un et l’autre me rassura un peu, sans plus. Tous mes efforts à la ranimer étaient sans effet et son extrême pâleur laissait présager le pire. Je regardais autour de moi, paniquée. Je cherchais une solution au milieu du vide et des arbres. J’avais envie de hurler, de crier, d’appeler à l’aide. C’était sans espoir, là où nous étions, personne ne pourrait m’entendre…

– Amélia… Je t’en prie… Je t’en supplie… Ouvre les yeux…

Je tapotais doucement son visage. Elle ne réagissait pas. Qu’aurait fait cousine Victoria? La soigner, il allait s’en dire… mais… pas ici… Si ce n’avait été qu’un simple malaise, Amélia aurait déjà repris conscience. Ici, j’étais impuissante. Je n’avais pas le nécessaire. Je ne comprenais même pas ce qu’il lui arrivait! Si seulement cousine Victoria avait été là… Elle aurait certainement su, elle… Je ne pouvais m’attarder davantage au risque d’empirer son état. Il fallait la ramener à la maison, coûte que coûte. Là-bas quelqu’un saurait peut-être comment lui venir en aide…

Je me relevai et la pris dans mes bras. Elle était amorphe. Sa tête ballotta et vint se déposer au creux de mon épaule. Elle semblait si fragile… Elle était si légère…

– Tiens bon… Ça va aller… Je te le promets…

À qui disais-je vraiment cela? À elle ou à moi? Essayais-je de la réconforter alors qu’elle ne m’entendait peut-être même pas ou de me convaincre moi-même? Que n’aurais-je donné pour qu’elle ouvrît les yeux, pour la voir s’extasier d’être dans mes bras… Mais alors que je laissais la forêt derrière nous, rien n’avait changé sinon mes bras qui s’alourdissaient.

Combien de temps avions-nous marché avant de trouver ce petit sentier? Le château de Balec m’offrait un lointain et vague repère, mais sinon… Des champs s’étalaient à perte de vue. D’ici, la ferme de mon grand-père était réduite à un simple point à l’horizon… Si c’était bien la sienne! J’avançais lentement. Notre petit jeu de course-poursuite m’avait fatiguée. J’étais incapable d’aller plus vite. Mes bras étaient de plus en plus douloureux et j’avais une irrésistible envie de pleurer. Mes sanglots formaient une boule coincée au fond de ma gorge. Pourquoi avais-je désobéi à ma tante? Si seulement je l’avais écoutée… Nous aurions été tout près et ramener Amélia à la maison n’aurait pas été si difficile… Tarder à la soigner ne risquait-il pas de lui causer du tort? Je devais me hâter. J’ignorais le prix à payer si je perdais du temps et ne voulais pas le connaître.

Je trébuchai et manquai de peu de la laisser tomber. Mes bras me faisaient souffrir. Aussi légère fut-elle, son poids devenait trop lourd pour moi. J’avais parcouru une distance ridiculement courte. Il me restait tant à faire et je n’en pouvais plus. Je la posai par terre le plus doucement possible. Je m’agenouillai près d’elle et la serrai très fort contre moi. J’éclatai en sanglot.

– Amélia… Je t’en prie…

Elle ne réagit pas. M’entendait-elle? N’eut été de la caresse de son souffle, je l’aurais crue sans vie… J’étais désespérée… et ne pouvais me le permettre. Je devais la ramener!

Je lui tournai le dos, passai ses petits bras autour de mon cou et la soulevai. Ce n’était pas des plus confortables… mais peut-être aurais-je ainsi une meilleure chance. Inutile de me bercer d’illusion, je ne réussirais plus à faire un seul pas si je devais la porter dans mes bras. Légèrement courbée sous son poids, je repris ma marche. Je ne regardais plus où j’allais. De temps à autre, je relevais la tête et m’assurais d’être dans la bonne direction, sans plus. Je n’aurais su faire autrement. J’étais si lente. J’avais tant de chemin à parcourir. Regarder devant moi était décourageant. Chaque fois, j’avais l’impression de ne pas avoir progressé. À trop m’y arrêter, je me serais effondrée pour de bon.

J’avançais, un pas après l’autre. J’avais mal au dos, mal aux jambes, mais je persévérais. Il le fallait… Je ne réfléchissais plus. J’avançais. Indifférente à la douleur, indifférente aux inégalités du sol, indifférente à tout… sauf à ce faible gémissement. Je la posai délicatement par terre. Avais-je bien entendu? Avais-je rêvé? Pouvais-je me permettre d’espérer? Elle était toujours aussi livide et ne réagissait pas à ma nouvelle tentative de lui faire reprendre conscience. J’étais inquiète. Il y avait beaucoup trop longtemps qu’elle était dans cet état. Dans la forêt, rien ne m’avait semblé plus important que de la ramener. Maintenant, je commençais à me demander si je n’aurais pas mieux fait de trouver à la secourir là-bas… et ce… même en étant démunie de tout matériel ou ustensile…

Je replaçai Amélia sur mon dos et repris la marche. Chaque pas était un supplice. J’étais épuisée. Encore un pas, puis un autre… Tiendrais-je jusqu’au bout? Je relevai la tête et une vue m’offrit le courage que je n’avais plus. Je distinguais désormais la maison de grand-père. Elle n’était plus si loin.

Une dernière fois, j’allongeai ma cousine par terre. Je déposai un doux baiser sur son front. Sa peau était si froide… Avais-je été trop longue? Était-ce trop tard… Par tous les Dieux… Je les priais, les suppliais, j’implorais leur pitié…

– Courage Amélia… Nous y sommes presque…

Je ne me faisais plus d’idée. Je me parlais à moi-même. Je devais trouver l’énergie d’avancer encore. Je ne pouvais renoncer si près du but. Je la pris dans mes bras et me relevai, tremblante de fatigue. Je marchai, le regard fixé sur la maison, sur notre salut. À proximité, j’aperçus une silhouette. Après quelques pas, je reconnus ma tante. Elle travaillait au potager. Mon imagination s’emballa. Je me fis mille scénarios où elle accourait vers nous. Aucun ne se réalisa. Attentive à sa tâche, elle ne remarquait pas notre retour. Encore quelques mètres, juste quelques petits mètres et elle serait à portée de voix… ou plutôt de cri…

– Ma tante!!!! Tante Alice!!!!

Elle leva la tête, nous vit et blêmit. Sans perdre une seconde, elle se jeta sur nous. Son visage était fermé. Il n’y avait plus l’ombre d’un sourire sur ses lèvres. Seule l’angoisse se lisait dans ses yeux. Elle me tendit les bras.

– Donne-la-moi!

Une injonction jetée sèchement pour la forme, elle ne me laissa pas l’opportunité d’y répondre. Elle m’arracha le petit corps inanimé, tourna les talons et s’enfuit vers la maison.

J’étais vidée, dévastée… J’aurais souhaité la suivre, lui demander pardon… l’implorer de me pardonner… J’aurais voulu m’entendre dire que tout irait bien, qu’Amélia allait se remettre… J’aurais voulu… Je ne savais trop… Le ton froid de ma tante m’avait anéantie… Misérable, exténuée, rongée par la culpabilité, je tombai à genoux. Ramassée sur moi-même, je pleurai. Avais-je tout perdu..? La nuit dernière me revenait en mémoire… et me filait entre les doigts. Le réconfort d’avoir un nouveau foyer n’aurait-il duré que quelques heures, que le temps d’un songe…? Avais-je tout gâché? Si oui, qui voudrait de moi désormais?

Pour l’instant, personne ne se souciait de moi. Mes larmes se tarirent d’elles-mêmes. Je demeurai là, prostrée, durant… Durant combien de temps? Je n’en savais rien. Celui de réunir assez de force et de courage pour me redresser. Je fis quelques pas. J’allai vers la maison et m’arrêtai. J’avais tant aspiré à y parvenir alors que le sort d’Amélia pesait sur mes épaules. Maintenant, je n’osais y entrer. J’en avais envie, je m’inquiétais pour elle, mais ne m’en sentais pas le droit. J’étais fautive. M’imposer ne nous aiderait ni elle, ni moi.

Je me détournai et me trouvai une tâche plus constructive. La lessive avait séché, suspendue au soleil. Pour cesser de me morfondre, m’occuper les mains, tromper mon impatience ou alors dans une tentative dérisoire de me racheter, je la ramassai. Je pliai chaque morceau avec soin et les déposai dans un panier en osier.

– Tu n’as pas à faire ça…

Je tressaillis. Je tremblais. J’avais peur pour Amélia, pour moi, pour tout, pour rien. Pour quoi? Je laissai tomber dans le panier le lange propre entre mes mains et fis face à ma tante. Elle était debout, près de l’entrée et m’observait. Elle était très pâle, lasse et triste. Je l’avais déçue. Je l’avais trahie. Je m’en voulais tellement.

– Ma tante… je suis désolée… je…

– Je te demande pardon, Catherine.

Je m’étranglai avec ma supplique. Quoi? Avais-je mal entendu? Était-ce une mauvaise plaisanterie ou un cauchemar? Avais-je perdu la tête? C’était du délire. Je ne comprenais plus rien. Ça n’avait aucun sens. Peu importait l’angle où j’observais les dernières heures, j’en venais toujours à la même conclusion.

– J’ai désobéi…

J’étais pathétique et d’une platitude navrante. Elle se moqua de moi. Un petit rire très bref, amer et sans joie.

– Crois-tu me l’apprendre?

Oui, non… Peut-être? Je ne savais plus. J’étais perdue, confuse. Je la dévisageais, muette et ahurie.

– Approche…

Elle alla s’asseoir sur le banc où nous avions si longuement discuté la nuit dernière et attendit patiemment que je l’y eusse rejointe.

– Tu étais un nourrisson, Marie te prenait dans ses bras, te berçait et te lisait mes lettres. À trois ans, tu as nommé ta poupée préférée : « Alice ». Tu refusais de dormir sans elle et lui racontais tout. Une de mes lettres est arrivée le jour de ton quatrième anniversaire. C’était une coïncidence, mais tu étais persuadée qu’elle était pour toi, que je t’avais écrit à toi. Je n’avais aucun secret pour ta mère, alors d’une certaine manière je n’en avais pas non plus pour toi. Pourtant..?

– Tu n’as jamais fait mention de ton mari ou d’Amélia…

J’avais vu juste. Elle le confirma d’un léger sourire chagrin.

– Pourquoi?

– J’ai été sotte… et maintenant que Marie n’est plus, c’est une ligne de plus à ajouter à ma longue liste de regrets. Quel âge a Amélia, selon toi?

– Euh… huit ans..?

– Non…

– Peut-être neuf…

Elle secoua la tête. Je n’aimais pas ce jeu. Je n’aimais pas cette question. Je n’étais pas douée pour y répondre. C’était un piège. Personne ne la posait jamais lorsque la réponse était évidente. J’avais pris pour acquis que ma cousine devait être plus âgée qu’elle en avait l’air. Peut-être était-ce une erreur. Peut-être ma première évaluation était-elle juste ou alors était-elle très mature pour son âge!

– Elle a 12 ans.

Je restai bouche bée. Cette frêle petite chose, cette fillette, avait presque mon âge? C’était impossible! Elle paraissait à peine avoir sept ans!

– Surprise?

C’était un euphémisme. J’étais sans voix.

– Son père s’appelait Antonin Rochard. Lorsque nous étions enfants, c’était un garnement. Il s’amusait à nous tirer les nattes à la sortie du temple. Il a bien changé en grandissant… Nous nous sommes retrouvés à mon retour d’Arane et il a demandé ma main environ un an après le départ de Marie. J’avais tant envie de tout raconter à ta mère. J’imaginais sa réaction… J’aurais dû…

– Pourquoi ne pas l’avoir fait?

– Pour elle, pour toi, pour vous protéger. Elle aurait pris tous les risques pour être présente à mon mariage. Tu étais si petite et revenir aurait été pour elle suicidaire. J’ai préféré attendre, laisser couler de l’eau sous les ponts. Je voulais vous savoir en sécurité. Je pensais me faire pardonner plus tard. Je n’en ai pas eu le temps. Mon mariage a duré à peine plus que celui de tes parents. Cet hiver-là, il y a eu un accident. Une nuit, le feu a pris dans notre maison. Nous avons été piégés par l’incendie. J’ai un vague souvenir d’Antonin m’aidant à sortir par la fenêtre et puis… Je me suis réveillée ici, deux jours plus tard. Il paraît que j’ai eu de la chance. Notre maison s’était effondrée. On m’a retrouvée dans la neige, coincée sous une poutre. J’étais glacée. Je devais être là depuis des heures. Ils m’ont d’abord crue morte, moi aussi. De la chance… Je vomissais ce mot… J’avais perdu mon époux et la sage-femme m’annonçait que mon enfant à naître n’avait pu survivre.

– Qu’est-ce qui lui a permis de dire ça?

– Je me suis posé la même question. Son explication ne m’a pas convaincue. Je ne l’ai pas crue. Deux semaines plus tard, ma petite souris me donnait raison à grands coups de pieds. Cet oiseau de mauvais augure ne m’a pas laissée m’en réjouir. Ça ne voulait rien dire, selon elle. Ma grossesse n’était plus viable. Je ne pourrais la mener à terme. Je ne l’ai pas écoutée. Je suis restée alitée, j’ai fait l’impossible, mais cette fois… Elle n’avait pas tort. Amélia est née deux mois trop tôt. Elle était minuscule. Elle tenait presque dans ma main. La sage-femme n’avait aucun espoir pour elle. Elle m’a déconseillé de m’y attacher. Elle était trop petite, elle ne survivrait pas. Je me suis mise en colère et l’ai fait jeter à la porte! Je refusais de renoncer. Je m’étais battue pour mon enfant et le ferais encore! Durant des mois, j’ai gardé Amélia tout contre moi, à même ma peau. Je lui partageais la chaleur de mon corps. Ma fille avait soif de vivre. Elle avait surmonté tant d’épreuves. Elle leur montrerait à tous! Elle serait forte et vigoureuse! J’attendais ce moment pour tout avouer à ta mère. Le pire serait derrière nous. Elle n’aurait plus de raison de s’en faire. Elle pourrait demeurer à Valish-le-bas. J’ai patienté… et avec le temps, c’est devenu compliqué. Après quelques années, je ne savais plus comment expliquer lui avoir dissimulé quelque chose de si important.

– Maman serait-elle vraiment revenue?

– Je le croyais à l’époque. J’ai commencé à douter le jour où j’ai tenu Amélia dans mes bras. Je comprenais mieux pourquoi ta mère aurait tout sacrifié pour toi. J’aurais tant aimé lui faire connaître ma fille à travers mes yeux comme j’ai appris à te connaître à travers les siens. Je lui aurais écrit, si mes craintes pour vous n’eussent été les plus fortes. J’ai pleinement réalisé ma sottise il y a trois ans.

– Parce qu’il était trop tard…

– Pas seulement… Je ne suis pas allée te chercher. Ma sœur m’a appelée à l’aide. Ce n’était pas anodin. Il n’y avait pas de sous-entendu. C’était sa dernière volonté et je n’ai pas répondu. Amélia n’a pas la force de faire un tel voyage. Je ne pouvais pas la laisser. Les crises comme celle d’aujourd’hui ne sont pas rares. Elles se produisent chaque fois qu’elle est trop fatiguée et ce ne sont pas les pires. J’aurais eu trop peur de ne pas la retrouver. J’ai dû me résoudre à faire confiance au père Ambroise. Aussi douloureux fut-il, Marie aurait fait le même choix, je le sais maintenant. Je suis navrée, Catherine, j’ai été injuste envers toi. J’aurais dû tout te dire plus tôt. Amélia ne rate aucune occasion de faire des bêtises. Je n’étais pas rassurée à votre départ. Je me suis reposée sur toi pour prendre soin d’elle…

– Et moi, je t’ai déçue…

– Tu te trompes! Tu m’as impressionnée, au contraire. Ma pauvre chérie, tu étais dans un tel état. Personne n’aurait pu te reprocher de l’abandonner pour chercher du secours. Tout et n’importe quoi aurait alors pu lui arriver. Je te suis si reconnaissante. Tu n’imagines pas à quel point. Tu as le droit d’être fâchée contre moi. Je suis l’unique responsable. Je suis prête à beaucoup pour le bonheur de ma fille. J’ai pris un risque et j’ai eu tort. Tu n’aurais pas tardé à apprendre la vérité à son propos. J’ai profité de ton ignorance pour lui offrir le plus beau, le plus inestimable des présents, une journée normale. Certes, à tes yeux, elle n’était qu’une enfant, mais une enfant comme toutes les autres. C’est beaucoup plus que ce qu’elle n’a jamais eu. Sa maladie a eu un effet pervers. Son corps est atteint, mais pas son esprit. Elle est brillante, affectueuse et amusante! La plupart des gens l’ignorent. Pour eux, elle est soit un avorton débile et arriéré, soit une moribonde. Ils ne la fuiraient pas davantage si elle était contagieuse. Ils semblent même craindre de causer sa mort en lui adressant la parole. Seule notre famille fait exception, et encore… Ils l’aiment tous beaucoup, mais… elle est souvent mise à l’écart. Ils ont leur vie, elle ne peut les suivre là où ils vont et ils se protègent. Ils ont peur de souffrir si nous devions la perdre. Elle se sent très seule.

Me faire des reproches était facile… et je ne m’en privais pas. Lui en faire, par contre… J’étais triste pour elles.

– Comment va-t-elle?

– Pas très bien… La crise est passée. Grâce à toi, avec un peu de repos, elle va se remettre. Le problème est ailleurs… Je t’en prie… Ne lui en veux pas et ne la juge pas trop sévèrement pour ce que je vais te dire. Elle n’a jamais rencontré sa tante. Je lui ai souvent parlé d’elle. Je lui ai raconté comment elle était, comment nous étions. Elle nous savait très proches l’une de l’autre et elle a extrapolé. Le jour où nous avons reçu la lettre du père Ambroise fut l’un des plus beaux de sa vie. Elle ne se l’avouerait pas à elle-même. Elle a beaucoup trop de cœur pour ça. Si elle a été triste d’apprendre le décès de Marie, si elle a eu du chagrin pour moi, pour toi, elle a surtout été heureuse d’apprendre ta venue. Le destin lui envoyait l’amie dont elle avait toujours rêvé, une grande sœur. Elle t’attend et t’espère depuis. Elle a fondé énormément d’espoirs en toi. Ses rêves se sont brisés aujourd’hui…

Je me sentais mal. Je la comprenais. Je compatissais. J’avais eu droit, plus souvent qu’à mon tour, à cette impression que tout s’effondrait autour de moi.

– Ma tante…

Elle posa un doigt sur mes lèvres pour me faire taire.

– Tu n’as aucune obligation envers Amélia. Tu as droit à ta vie. Elle ne te reprochera rien et ne t’en aimera pas moins. Rappelle-toi ce dont nous avons parlé cette nuit. D’accord?

Je hochai la tête, pensive.

– Puis-je aller la voir?

– Si tu le souhaites. Toutefois, Catherine, je t’en prie, ne lui donne pas de faux espoirs. Ne joue pas à ce jeu avec elle et ne lui fais pas l’injure de la prendre en pitié. Elle ne mérite pas ça.

– Ce n’est pas mon intention!

Je déposai un baiser sur sa joue et sautai sur mes pieds. Avant de franchir la porte, je me retournai vers elle, timide.

– Ma tante, me laisseras-tu encore veiller sur elle?

– Rien ne saurait me faire plus plaisir, ma chérie.

– Je ne te désobéirai plus, c’est promis!

Elle se leva, s’approcha de moi et m’embrassa tendrement sur le front.

– Ne fais pas de promesse que tu ne pourras pas tenir.

Je m’étais sentie émue de sa confiance. J’avais été heureuse et fière d’avoir la chance de lui prouver qu’elle avait eu raison de me l’accorder. Maintenant, je ne savais plus. Me mettait-elle à l’épreuve? Ou ne me croyait-elle pas?

– Ne te méprends pas, ce n’est pas contre toi. Tu essaieras, mais pour y parvenir, tu devras tenir tête à ma fille. Si, d’aventure, tu réussis cet exploit… Je t’en prie, viens me donner ton astuce! Je n’y suis jamais parvenue!

Je n’avais qu’à songer à la manière dont Amélia m’avait attirée dans la clairière pour comprendre ce dont elle voulait parler. Je n’étais pas prête pour autant à l’avouer et me jurais qu’on ne m’y reprendrait plus! D’un air faussement offensé, très peu crédible qui plus était, je lui rétorquai donc.

– Une promesse est une promesse! Je l’ai dit, je le ferai!

Je me précipitai à l’intérieur et refermai la porte sur sa réplique moqueuse.

– On verra!

Je traversai la cuisine sous le regard mauvais de Corine. Pourquoi me détestait-elle à ce point? Peut-être me l’expliquerait-on un jour… En attendant, me tenir loin d’elle me paraissait judicieux.

J’entrai dans notre chambre, sans faire de bruit. La couverture remontée jusqu’au nez, son visage enfoui dans un oreiller, Amélia pleurait. Dehors, à l’instant, ça n’avait été que des mots. Ici et maintenant, c’était une dure réalité. C’était sa vie. Je n’avais plus sous les yeux la fillette étrange, vive et enjouée. Je voyais un pauvre petit cœur, aimant et généreux, écorché vif. Il s’était offert à moi sans réserve et se voyait déjà rejeté et abandonné. Le mien lui répondait. Je voulais réaliser son rêve. Je désirais être celle qu’elle avait tant attendue.

– Maman t’a tout raconté?

J’allai m’asseoir sur le lit près d’elle.

– Oui…

– Inutile de te chercher des excuses… Tu peux me laisser…

– Ce n’est pas très gentil de me chasser!

Stupéfaite, elle me dévisagea. Ses yeux, rougis par les pleurs, s’étaient éteints. Il n’y avait plus cette petite étincelle de vie.

– Je… je ne… je ne te chasse… pas…

– Ah bon? C’était une excellente imitation!

– Tu ne voudras plus être avec moi…

Sa détresse me brisait le cœur. J’avais craint durant une courte période d’être seule, sans personne pour se soucier de moi… Je n’osais imaginer ce qu’elle avait pu vivre durant toutes ces années…

– Où as-tu été cherché une sottise pareille?

Elle se redressa légèrement et m’observa, incrédule. Elle ouvrit et referma la bouche, à plusieurs reprises, sans émettre un son. Finalement, elle parvint à s’exprimer d’une toute petite voix.

– Voudras-tu encore jouer avec moi?

– Bien entendu!

Elle se jeta à mon cou. Elle m’étreignit de toutes ses forces. Je n’aurais peut-être plus été capable de respirer, si elle n’avait été si faible. Affectueusement, je l’enlaçai à mon tour et la serrai contre moi.

– Par contre, il va d’abord falloir te reposer un peu, si j’ai bien compris. Ne devrais-tu pas essayer de dormir?

– Oui, oui, je vais le faire, promis!

Elle souriait. Son regard pétillait de malice. Elle était redevenue elle-même, les couleurs en moins… J’étais si soulagée, j’en négligeais un léger détail. La petite bavarde continuait à parler! Heureuse de me savoir près d’elle, elle planifiait de futures balades, de nouveaux jeux et ses projets nous ramenaient… à la clairière! J’eus envie de crier : « Non! » J’avais eu si peur! Le retour avait été un tel calvaire! Elle n’y pensait pas! Je devais refuser. Je devais éteindre cette lueur de bonheur et d’espoir en elle, sinon… Je n’y arrivais pas. La seule idée de lui causer du chagrin, de la revoir pleurer, m’était insupportable. C’était pure folie, je le savais, mais je m’entendis lui promettre de retourner à la forêt avec elle dès qu’elle serait rétablie…

Par tous les Dieux… Il m’avait fallu moins d’un quart d’heure pour violer la promesse faite à ma tante… Pas étonnant qu’elle se fut moquée de moi.


Commentaires

3 réponses à “La prophétie – Les trois premiers chapitres”

  1. Avatar de Sylvie Muller
    Sylvie Muller

    Je viens de lire les 3 premiers chapitres et j’adore. J’ai hâte de lire la suite 😊 je suis fan de fantasy et je trouve le début de celui – ci très prometteur. Félicitations
    Sylvie (Little Town)

    1. Avatar de Lily Chagnon
      Lily Chagnon

      Merci, j’espère que la suite te plaira autant.

  2. […] Vous pouvez également en lire un extrait en cliquant ici! […]

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