C’était une jolie dentelle, d’une blancheur immaculée. Ses motifs délicats et élégants avaient été conçus avec un fil très doux. Elle aurait fait merveille sur sa robe prune. Elle lui aurait presque fait oublier qu’elle n’avait pas été confectionnée dans du taffetas, du velours ou de la soie. Avec regret, Corine reposa le colifichet sur l’étal et s’éloigna.
Venir au marché avait été une mauvaise idée. Elle avait espéré s’y changer les idées, se soustraire quelques heures à la tension insoutenable régnant à la maison. Elle n’avait pas considéré l’effet que cela lui ferait d’y être en étant démunie. Elle n’avait plus rien, plus une seule petite piécette. Jusqu’à tout récemment, l’argent dédié aux dépenses du foyer avait été dissimulé dans le recoin d’une armoire, à l’intérieur un petit pot fermé. Elle s’y était servie allègrement, sans aucun état d’âme. C’était tout juste si, lorsqu’elle faisait des achats qu’elle jugeait légèrement excessifs, elle s’en confessait à Thomas. À quelques reprises, il l’avait grondé, dont une ou deux fois plus sérieusement. C’était terminé. Une des premières actions d’Aimée avait été de déplacer le pécule. Elle avait tenté de s’en plaindre, subtilement. Elle avait demandé « en toute innocence » où il était, feignant de s’inquiéter qu’il eut été dérobé. La réponse était tombée comme un couperet. Sa belle-sœur l’avait rangé dans un endroit où elle pourrait mieux le gérer. Personne n’avait rien trouvé à redire. Après tout, elle seule faisait les emplettes pour la maisonnée, alors que Corine n’achetait jamais que pour elle-même. Elle soupira.
« – Réveille-toi avant qu’il ne soit trop tard! »
Elle ferma les yeux le temps d’inspirer profondément. La voix de Catherine résonnait dans sa tête. Elle ne cessait de penser à ce qu’elle lui avait dit et révélé. Une fois remise du choc, elle aurait voulu tout rejeté, n’y voir que des fadaises. Elle n’était pas une vulgaire paysanne ignare. Elle était avisée et consciente des véritables réalités de ce monde. Cette fille n’avait rien à lui apprendre! Pourtant, en déambulant entre les étals, sans rien pouvoir acquérir, elle prenait conscience d’un fait incontournable. Durant toutes ses années, Alice avait fait preuve d’une constante et discrète générosité à son égard. Pour préserver son amour-propre et lui offrir un sentiment de liberté et d’indépendance, elle lui avait épargné d’avoir à quémander à son époux pour la moindre dépense. Elle aurait pu si facilement lui couper les vivres… Elle ne s’était attendue à aucune reconnaissance et n’en avait pas reçue. Pire, Corine n’avait rien vu. Pour elle, cela lui revenait de plein droit.
– Corine? Corine! Bonjour ma chère petite sœur!
Mirabelle se jeta sur elle pour l’embrasser de manière affectée, avant de la prendre par le bras et de l’entraîner avec elle. Non loin, à la sortie d’un petit salon de thé, les attendait leur autre sœur, en compagnie de trois de leurs amies.
– Regardez qui j’ai trouvé! Vous vous souvenez de Corine, naturellement! Si seulement nous avions été informées de sa présence, nous aurions pu l’inviter à se joindre à nous. Nous aurions pu célébrer la bonne nouvelle.
Corine se força à sourire pour éviter de grimacer. Elles avaient toutes grandi ensemble. Cette allusion n’était qu’une humiliation supplémentaire. C’était bien la dernière chose dont elle avait besoin. Elle aurait aimé avoir le courage de s’arracher de la poigne de son aînée et de partir. Mais elle restait là, espérant… espérant…
« – Alors, dis-moi Corine, est-ce vraiment cela que tu envies? Est-ce cette vie que tu convoites? »
Oui… Oui, Catherine, c’était cette vie qu’elle avait désirée, qu’elle aurait dû avoir, et qu’elle n’aurait pas, jamais.
– De quelle bonne nouvelle s’agit-il?
Les femmes pouffèrent de rire hypocritement. Gabrielle Lemauve lui expliqua d’un ton réjoui.
– Du départ de la bâtarde, bien sûr! Est-ce vrai ce qu’on raconte? Elle serait partie se faire brûler de son plein gré à Arane? Ce que tu dois être soulagée! Tu auras enfin réussi à faire le ménage de ta demeure!
Cinq visages curieux la dévoraient des yeux, avides de détails et de ragots croustillants. Des amies d’enfance et des sœurs pour qui elles n’avaient plus guère de valeur. À combien d’occasions avaient-elles fait un détour pour venir la saluer depuis son mariage? C’était la première… Et ce n’était pas pour elle. Ce n’était pas pour lui rendre les miettes de son ancienne vie, auxquelles elle s’accrochait désespérément. Non, c’était pour se délecter du scandale, sans se préoccuper des répercussions qu’il avait sur elle. Elle déglutit et manqua de s’étrangler en songeant aux seules personnes se souciant vraiment d’elle.
Elle détailla ses sœurs l’une après l’autre.
– Mérédith, pourquoi as-tu mis autant de maquillage?
Mérédith ricana, embarrassée.
– Tu ne sais pas de quoi tu parles, voyons! Je mis mes traits en valeur, voilà tout. Évidemment, toi, tu n’as pas à te soucier de tels détails.
Parce qu’elle n’en avait plus les moyens, le sous-entendu était très clair et elle l’ignora.
– Mirabelle, comment se porte Babette?
Le sourire crispé de l’interpellée se teinta d’un mélange de gêne et d’incompréhension.
– Qui cela?
– La bonne qui vous a quittés pour se marier, il y a un peu plus d’un an. Vous l’aviez si généreusement dotée. Vous avez dû vous informer d’elle depuis, non?
– Elle est partie. Ce n’était qu’une servante, quel intérêt?! Qu’as-tu aujourd’hui? Aurais-tu perdu la tête?
Elles continuèrent à pérorer entre elles, la prenant pour cible, mais elle n’écoutait plus. Elle secoua la tête. Assez… C’était assez! Catherine avait eu raison. Ça lui faisait mal de l’admettre, mais c’était vrai.
– J’ai de la chance!
Les cinq femmes se regardèrent et rirent en se moquant d’elle.
– Tu as raison Mérédith. Contrairement à toi, je n’ai pas besoin de maquillage. Mon époux ne me bat pas. Et moi, Mirabelle, je n’ai pas à pleurer l’infidélité de mon époux, il m’est loyal. Il m’aime. Qu’ai-je fait… Durant toutes ces années, je vous ai écoutées, je vous ai enviées. Et pourquoi? Vous n’avez eu de cesse de me rabaisser, de m’écraser pour me rendre aussi misérable que vous l’êtes. Tout ce que j’ai pu faire pour que vous me voyiez… C’est terminé.
Elle libéra sèchement son bras de l’emprise de sa sœur et se détourna. Après quelques pas, elle regarda par-dessus son épaule les femmes abasourdies.
– Oh! Au fait! Oui, ma « nièce » est bel et bien partie à Arane et elle va revenir. Vous entendrez très bientôt parler d’elle, croyez-moi!
Elle poursuivit sa route d’un bon pas. Elle se sentait légère. Elle savait ce qu’elle devait faire désormais. Elle retourna à la ferme. Aimée travaillait au potager, en surveillant Emma et Béatrice qui s’amusait sur l’herbe. Dans l’ignorance totale, Corine rentra dans la maison et monta à sa chambre. Là, elle attendit. Quelques heures plus tard, Thomas vint la voir pour lui dire que le repas était prêt. Elle lui sourit timidement.
– Je te demande pardon.
Dut-elle piler sur son orgueil et se mettre à genoux, elle implorerait son pardon et l’obtiendrait. Si elle pouvait avoir une seconde chance, elle ne la gâcherait pas.
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