En franchissant les derniers mètres la séparant de la demeure de sa sœur, Alice eut un soupir d’appréhension. S’il y avait un sujet pour lequel Désirée n’était pas constante, c’était bien celui qui l’amenait ici, en ce jour. Au cours des dernières années, sa cadette avait démontré de meilleurs sentiments. Elle priait pour que ce fût toujours le cas. Elle ne pouvait pas reculer, ni repousser l’échéance. Elle avait attendu quatre jours, se servant de la santé d’Amélia comme excuse. Elle ne pouvait plus. Ses frères et sœurs seraient furieux contre elle, s’ils devaient apprendre la nouvelle via les ragots d’une commère. Elle commençait par le plus facile. Si Désirée devait mal le prendre, elle n’osait imaginer ce qu’en dirait Bertrand. Elle cogna à la porte, d’où jaillissaient des pleurs et les cris. Après une minute ou deux, une jeune femme lui ouvrit. Dans ses bras, se tordait et gigotait la responsable des hurlements.
– Bonjour… Des soucis?
Désirée pouffa d’un petit rire fatigué.
– Bonjour! Rien de grave. Entre, je t’en prie.
Tout en s’efforçant de calmer sa fille, elle s’avança dans la pièce. Alice la suivit et referma derrière elle.
– Aimée m’a prévenue qu’elle devait « absolument » retrouver quelqu’un sur la place du marché cet après-midi. Je n’y vois pas d’objection, si ce n’est que lorsqu’elle en parle ainsi, elle revient parfois très tard. J’ai tenu à ce qu’elle s’occupe du potager et récolte le nécessaire pour le dîner avant de partir. Elle a protesté et grommelé, mais elle y est allée. Elle doit avoir presque terminé. Sauf que voilà, pour faire le travail aussi vite, sans le bâcler, elle devait s’y consacrer entièrement. Elle ne pouvait surveiller une petite filoute et mademoiselle Marianne n’est pas contente. Elle voulait jouer à aider. Ce qui revient surtout à tenter d’arracher les plants qu’il ne faut pas et se mettre de la terre jusqu’aux sourcils!
Alice sourit, amusée.
– Les chiens ne font pas des chats!
– Alice! Tu exagères! J’étais mignonne et très sage.
– Bien sûr… Et surtout très fière de toi quand nous devions te débarbouiller! Tu permets?
Elle tendit les bras vers l’enfant qui n’avait toujours pas cessé de crier.
– Je t’en prie!
Marianne hurla, se débattit, regarda autour d’elle… Et finalement décida en reniflant que décoiffer sa tante serait un jeu amusant. Désirée se laissa tomber sur une chaise, soulagée. D’une main distraite, elle caressa son ventre rond.
– Ah… Je te remercie! Si seulement elle pouvait faire sa sieste, maintenant.
– Tu en aurais besoin d’une, toi aussi.
– Est-ce si évident?
Oh oui ça l’était. Cette seconde grossesse était pénible et l’épuisait. Par orgueil, elle ne disait rien. Cependant, de plus en plus souvent, elle profitait du sommeil de sa fille pour dormir un peu.
– Qu’est-ce qui t’amène? Il n’y a pas de problème à la maison, j’espère?
Avant de répondre, Alice alla s’asseoir et prit le temps de chatouiller la petite pour finir de lui rendre le sourire.
– La fille de Marie est arrivée.
Elle plongea son regard dans celui de sa sœur pour jauger de sa réaction. Stupéfaite, celle-ci resta bouche bée, avant de bafouiller.
– Ca… Catherine? Mais… Mais… Je… je croyais que tu avais écrit? Thomas m’avait dit…
– Je vais te confier un secret. Pour l’instant, garde-le pour toi. Inutile de compliquer les choses… J’ai bel et bien répondu au Père Ambroise, mais c’était pour lui dire que j’acceptais de prendre la garde de Catherine, que je l’attendais et le prier de bien prendre soin d’elle. Je ne pouvais pas l’abandonner, pas après…
– Pardonne-moi. Je suis surprise, c’est tout. Tu as bien agi. Si je dois faire des reproches à quelqu’un, c’est à moi-même. Notre sœur… Elle me manque. J’ai tant fait pour l’oublier et quand j’ai eu compris mon erreur, je m’en voulais de tout ce dont je n’arrivais pas à me souvenir. Si je n’avais pas été aussi sotte, moi aussi j’aurais pu correspondre avec elle. Il me resterait quelque chose d’elle.
– Dans un sens, c’est le cas.
Désirée essuya la larme qui lui coulait sur la joue et hocha la tête.
– Et nous prendrons bien soin d’elle. J’ai hâte de la rencontrer.
– Va te reposer. Je vais mettre au lit ce petit trésor et prévenir Aimée. Elle abrégera peut-être son rendez-vous au marché, si elle ne l’annule pas. Venez dîner à la maison. Je vous attendrai en fin d’après-midi.
– D’accord et merci encore.
Fatiguée, la jeune femme se leva, embrassa sa sœur et sa fille et se dirigea vers sa chambre. Alice profita de ce moment de calme. Après Aimée, elle irait parler à ses frères. Même dans ses meilleurs pronostics, elle n’imaginait pas Bertrand réagir aussi calmement. Avec lui, il faudrait affronter la tempête…
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