Le mariage de l’intendant

L’événement était d’importance. Le village entier avait été convié à la cérémonie. Les places assises étaient insuffisantes. Nombre de personnes se tenaient debout à l’arrière ou le long des murs. Tous regardaient dans la même direction. Ils contemplaient la jeune fiancée remontant l’allée au bras de son père, radieuse. Un seul homme se distinguait. Celui-là même vers qui elle se dirigeait. Ses yeux à lui fixaient une autre jeune femme à la chevelure d’un blond doré, perdue au milieu de la foule, Marie.

Alphonse Rouget se rappelait sans mal ce jour maudit où il l’avait aperçue, la première fois. Une douce brise rafraîchissait une lumineuse et chaude journée d’été. Les rayons du soleil jouaient dans cheveux sagement noués en chignon. Elle portait une modeste robe de la couleur des blés mûrs. Son visage s’éclairait d’un léger sourire et elle avait baissé ses beaux grands yeux verts avec humilité. Il s’était imaginé s’avancer vers elle, se présenter et lui baiser la main. Elle aurait rougi. Elle aurait été charmée. Il aurait dû lui relever le menton d’un doigt pour plonger son regard dans le sien. Mais à ce moment, la sorcière s’était avancée vers elle et lui avait remis un nourrisson, son enfant. Il avait aperçu une alliance à son doigt et avait ressenti une telle rage! Quel homme avait osé la lui prendre, la souiller, avant même qu’il ne l’eût rencontré! Il avait tourné les talons et était parti.

Il avait consacré les années suivantes à se préparer à prendre la succession de son père et à bien se faire voir auprès du baron de Bisalin. Son but inavoué était de s’emparer du titre d’intendant avant ses trente ans. Perdu dans les livres de compte et à faire des courbettes, il se mêlait peu à la vie du village. Certains ragots lui parvenaient, mais encore fallait-il être en mesure de mettre un visage sur les noms. Il lui fallut donc longtemps pour comprendre son erreur. Marie Dubois n’était pas mariée. Elle était veuve. Dès ce jour, il se fit la promesse qu’elle serait à lui.

Il mit toutes les chances de son côté. Il attendit d’avoir évincé son père et d’être bien installé dans ses nouvelles fonctions avant de l’approcher. Comment pourrait-elle refuser un homme aussi important que lui? De fait, ses avances furent bien reçues. Il put caresser du bout des doigts son visage, goûter à de chastes baisers sur ses lèvres. Il avait rêvé de plus, du jour où elle serait entièrement à lui. Elle serait la femme parfaite, timide, douce, soumise et si belle à son bras. Évidemment, il se débarrasserait de la gamine. Il ne voulait pas avoir sous son toit la preuve qu’un autre l’avait touché. Il la laisserait à la veuve Saurier. Elle saurait bien s’en charger. Quant à Marie, il se faisait fort de lui donner très vite d’autres enfants pour la consoler. Il avait tout pour lui, puis tout s’était effondré. Du jour au lendemain, elle avait rompu toutes relations avec lui, sans raison valable.

Sa mâchoire se crispa brièvement. Il avait déjà acheté une bague. Les rumeurs se répandaient qu’il allait se marier. Blessé dans son orgueil, il n’allait pas de surcroît perdre la face! Il s’était rabattu sur cet ersatz qui s’avançait vers lui. Sa blondeur n’avait pas la chaleur de celle de Marie. Elle n’avait pas sa beauté, ni ses yeux, ni… rien… Elle avait juste assez de points communs pour la lui rappeler et être une écharde enfoncée dans son cœur. Elle subirait sa rancœur et son amertume, tant pis. Il s’en moquait. Elle y avait déjà eu droit et avait réagi en se culpabilisant de ne pas être à la hauteur et en s’efforçant d’en faire davantage. En cela, elle était idéale.

Il étira un faux sourire sur lèvre pour accueillir sa future femme. Avant de se retourner avec elle pour faire face au père Ambroise, il vit du coin de l’œil un homme observer Marie avec convoitise. Était-ce lui? Était-ce pour lui qu’elle l’avait laissé? Elle était à lui et à personne d’autre! Pendant un temps, il avait fantasmé. Elle regretterait sa décision. Elle viendrait ramper à ses pieds, le supplier de la reprendre. Il lui donnerait de l’espoir. Un espoir qu’il n’avait pas l’intention d’honorer. Il la prendrait. Il se vengerait en faisant d’elle sa catin. Il ne romprait pas ses fiançailles. Elle se verrait forcé d’assister à son union, en larmes, sachant qu’elle aurait dû être la mariée, mais qu’elle serait à jamais la maîtresse. De nouveau, il aurait tout, sa position, sa fierté, son orgueil et elle, surtout elle. En aucun cas n’aurait-elle dû être sereine un tel jour! Elle l’avait trompé. Elle s’était entichée d’un autre. Eh bien, elle le paierait. S’il ne pouvait l’avoir, personne ne l’aurait. Il y veillerait. En écoutant le père Ambroise officier, il se dit qu’il ne laisserait personne s’y opposer non plus.


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